Une correspondance éclairante
Education et socialisme à l’épreuve
du pouvoir
1981-1995 Correspondance
buissonnière de Jean
Battut et François Mitterrand
Par Jean
Battut
Editions
L’Harmattan, mars 2015, 226 pages, 24 euros
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En 2013 Jean Battut publiait l’ouvrage
Quand le syndicalisme enseignant
rencontre le socialisme, dans lequel il invitait le lecteur à revisiter la
période de 1975 à 1979, à travers la publication de « notes »
régulières transmises à François Mitterrand par la FEN (Fédération de
l’Education Nationale) et le SNI (Syndicat nationale des instituteurs). Cette période
précédait l’arrivée de François Mitterrand à la magistrature suprême . Aujourd’hui
Jean Battut publie un nouvel ouvrage consacré aux années correspondant aux deux
septennats de François Mitterrand (1981-1995), et même un peu au-delà, jusqu’à
son décès le 8 janvier 1996.
Le livre justifie son titre. A l’épreuve du pouvoir. Il s’agit en
effet d’apporter au lecteur un éclairage nouveau, méconnu du grand public, celui
d’un fidèle de toujours du Président, quant à la façon dont purent évoluer, au
cours des deux septennats, la double relation du monde éducatif au socialisme,
et du socialisme à l’Education. Relation hautement complexe, faite
d’engagements partagés autour de valeurs républicaines et sociales communes,
mais aussi, souvent, lieu et source de conflits, de déchirures et
d’antagonismes profonds, parfois même fratricides. Premier mérite, donc, du
livre de Jean Battut : il nous permet de comprendre comment s’opérèrent des
lignes de fracture, comment elles se déplacèrent, et comment elles aboutirent à
modifier de fond en comble le paysage mais aussi les fonctionnements et les
orientations du syndicalisme enseignant français
Il ne s’agit ni d’une thèse ni d’une
synthèse. Il s’agit d’une correspondance. Correspondance unique et particulière
entre un Président de la République et un militant de base qui lui fut toujours
fidèle, de ses premiers combats en terre nivernaise, jusqu’à sa fin. Aussi
derrière la déférence et l’admiration pointe toujours, discrète mais partagée,
une amitié.
Le sous-titre du livre qualifie cette
correspondance de Correspondance
buissonnière. De fait, la longue période couverte par l’ouvrage n’est pas
scandée de façon régulière. Le conseiller que fut Jean Battut a visiblement eu
le souci de ne pas saturer inutilement son illustre correspondant, réservant sa
plume à des moments selon lui plus particulièrement déterminants.
Certes, on ne peut s’empêcher de
noter que la correspondance est fort déséquilibrée entre les deux protagonistes
et que l’essentiel du livre tient dans les notes rédigées par Jean Battut
lui-même. Il n’empêche, l’accueil qui leur est fait par le Président s’avère
toujours à la fois chaleureux et reconnaissant. Il n’est aucune note à laquelle
il n’est répondu, et souvent, le Président accompagne sa réponse d’un petit mot
de connivence qui montre que l’amitié et l’estime ne fonctionnaient pas à sens
unique. Au demeurant, malgré les charges qui pèsent sur lui, François Mitterrand
fait régulièrement la preuve de sa fidélité à l’égard de ses amis, du plaisir
aussi à les retrouver, ainsi qu’en atteste l’évocation de plusieurs moments d’heureuses retrouvailles élyséennes.
C’est d’ailleurs là un des charmes du
livre. Sa lecture n’est jamais ennuyeuse ni lourde. Au contraire. Le livre nous
donne à connaître un Président qui, dans la même conversation, évoque en
continuité, et presque comme s’ils avaient la même importance à ses yeux, les
problèmes nationaux ou internationaux les plus sensibles et les plus épineux,
l’effritement du communisme, la montée de Gorbatchev, la chute du mur de
Berlin, et les événements les plus anecdotiques de son terroir nivernais :
des rivalités d’hommes, l’élection d’un conseiller général à Cosne sur Loire,
tel Banquet républicain haut en couleurs. Visiblement il n’est jusqu’aux petits
potins qui non seulement le distraient mais aussi l’instruisent. Ainsi
l’ouvrage de Jean Battut confirme-t-il ce que d’autres avaient déjà fait pu
faire valoir. Homme d’Etat Mitterrand fut et demeura toujours en même temps un
homme de terroir. Point de hiérarchie de dignité ou d’intérêt : le micro
local retient l’attention, l’analyse et le commentaire tout autant que l’ordre
du monde. La pâte humaine est ici autant que là.
Sur le fond des notes adressées par
Jean Battut au Président et des réponses qu’il en reçoit, l’intérêt du lecteur
ne sera pas moindre. Les notes ont un objet: celui de contribuer à l’action, de
l’éclairer, de la favoriser. L’expert doit être au service de l’action. Le
Président l’écrit d’ailleurs lui-même dans un de ses petits mots à l’auteur,
dans une formule brillante : « Les points d’interrogation se règlent
par l’action. »
Il s’agit donc pour Jean Battut, d’éclairer
l’action à conduire, et cela à partir du lieu d’observation et d’engagement qui
est le sien : celui d’un enseignant, celui d’un syndicaliste, mais d’abord
et avant tout celui d’un socialiste mitterrandien. Point de dentelle, dès lors,
mais un point de vue engagé, voire partisan, et qui le revendique, parce que ce
qui est en jeu, ce ne sont pas moins que des combats à gagner.
Sur le fond, l’essentiel des notes de
Jean Battut à François Mitterrand, concerne l’évolution au cours de cette
période des relations entre le syndicalisme enseignant et le monde politique.
Avec le recul, la période s’y
découvre celle d’un considérable renversement des relations entre le monde
syndical et le monde politique. Pendant des décennies, l’honneur du syndicalisme
enseignant français consista à porter des idées au politique. Aussi sa
réflexion était-elle toujours d’abord éducative et pédagogique afin de nourrir au
mieux le politique de ses propres avancées. De ce point de vue, le SNI-PEGC
faisait figure de leader syndical incontesté, non seulement par sa puissance
propre mais par la légitimité de sa réflexion éducative, que tout un chacun, et
même ses adversaires, lui reconnaissait. On se souvient à cet égard des
remarquables fiches pédagogiques que L’école
libératrice, le journal du SNI PEGC offrait à ses lecteurs au cœur même de
chacun de ses exemplaires. Or, la période que couvre le livre de Jean Battut
voit disparaître ce syndicalisme dont l’honneur était d’être d’abord éducatif.
Quelles hypothèses formuler pour
expliquer la mutation ? Se laissa-t-on emporter par l’ivresse politique de
la victoire du 10 mai 1981 pour oublier les promesses qu’on avait promis que
cette victoire devrait servir? Ou bien faut-il penser que dans un monde progressivement
devenu médiatique, on se laissa sans recul et sans humilité, accaparer par le
culte des égos et la recherche des plateaux Télé ? Sans doute d’autres
hypothèses pourraient-elles être avancées.
Toujours est-il que le renversement de
la relation du monde politique de gauche au syndicalisme enseignant, qui avait
toujours été très particulière dans notre République, s’inverse : Au lieu
d’inspirer le politique, le syndicalisme enseignant se met alors à sa remorque.
Le livre de Jean Battut montre bien à quel point ce syndicalisme devient plus
politicien que soucieux de pédagogie. Aussi voit-on les débats pédagogiques
céder le pas aux rivalités des partis et aux querelles des courants. On
commence par chercher à marginaliser l’influence d’un parti communiste encore
très fort. Mais une fois cet objectif atteint, il faut continuer à se donner
des adversaires. S’ils ne sont plus à l’extérieur du parti socialiste, tant
pis, on les trouve à l’intérieur. Au demeurant, n’est-il pas meilleur
adversaire que celui qui est proche de vous ? Les guerres de courants se
mettent donc alors à faire le quotidien du syndicalisme enseignant. Les tentations
épuratoires se succèdent : celle des rocardiens, celle des savarystes, etc.
Mais c’est encore insuffisant, il faut encore et encore continuer à se diviser,
d’autant que, déjà, s’esquisse une guerre plus acharnée, celle des successeurs
présidentiels présumés, Jospin et Fabius, dont le consternant Congrès de Rennes
offrira à la France le spectacle que l’on sait, avec ses conséquences aujourd’hui
toujours vivaces...
Ces conséquences, chacun les connaît :
l’éclatement de la FEN, une revalorisation des enseignants opérée sans
contrepartie aucune, voie ouverte aux postures avant tout corporatistes… L’ouvrage
de Jean Battut nous permet d’en retenir plus particulièrement deux :
1) D’une part, l’obligation d’acter
l’incapacité, qui fut celle de la gauche dans cette période, à porter le grand projet
éducatif qui avait pourtant germé en son sein, à savoir celui de l’Ecole
fondamentale, allant de la Maternelle à la fin du collège. Paradoxe à
nouveau : sur la question, il fallut attendre 2005 pour que ce soit la
Droite qui réalise la réforme attendue !
2) D’où la deuxième conséquence, plus
grave encore que la première. Quand on oublie ses fondamentaux, il n’est pas
étonnant que ceux qu’on prétend servir s’éloignent de vous. Quand on paraît se
préoccuper du pouvoir pour le pouvoir, comment ne comprendrait-on pas que les
militants s’éloignent ? Le livre de Jean Battut à cet égard est sans
concession. Au fil des années 1980-1995, on voit le syndicalisme enseignant
perdre ses militants. Jean Battut en informe régulièrement le Président. En 20
ans, c’est plus de la moitié des militants qui cessent de s’engager. Le syndicalisme
enseignant devient un appareil qui n’irradie plus le terrain, et qui se
prédispose à n’avoir plus comme programme prioritaire pour l’Ecole française que la
défense corporative de ses propres intérêts. A l’hégémonie du syndicalisme de
changement succède l’hégémonie d’un syndicalisme conservateur. Triste
bilan !
A l’appui de ces constats
rétrospectifs, le livre de Jean Battut apporte, on aurait envie de dire
hélas !, une accréditation complémentaire. Certes, on l’a vu, Jean Battut est
engagé dans les différents combats syndicalo-politiques du temps. Certes, quand
il écrit à François Mitterrand, c’est donc en tant que socialiste mitterrandien
qu’il le fait avant tout. Mais - et c’est cela aussi qui rend le livre
attachant- il n’en demeure pas moins un homme libre, un homme épris de vérité,
et qui n’hésite pas à faire part de ses doutes et de ses inquiétudes. A preuve,
s’il en fallait une, le fait que, dans plus d’un courrier, il fasse clairement
part au Président de ses sentiments personnels devant l’évolution de ce syndicalisme
enseignant qu’il a pourtant servi au cours de sa vie avec tant d’ardeur. Il va
même, à plusieurs reprises, jusqu’à signifier au Président qu’il envisage de
rompre avec le syndicalisme, lui qui a pourtant exercé en son sein les plus
éminentes responsabilités.
C’est assurément là, au-delà de son
intérêt historique, un des attraits du livre de Jean Battut, et qui n’est pas
le moindre. Il est le livre d’un témoin, le livre d’un militant, le livre d’un
fidèle, mais, étant peut-être avant tout le livre d’un ami, il est aussi celui
d’un homme qui, nonobstant sa fidélité, n’hésite pas à dire à l’ami le doute,
et l’inquiétude. On ne peut dès lors s’empêcher de penser que c’est précisément
dans la conjugaison de cette double qualité -fidélité et vérité - que François
Mitterrand trouva en lui non seulement un ami fidèle mais un homme fiable.
Jean-Pierre
Villain
Inspecteur
général honoraire de l’éducation nationale
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