mardi 21 mai 2013



Mon enfance dans une cité ouvrière se situe dans l’entre-deux-guerres et après la guerre. Elle a comme recours l’école républicaine qui débouche sur une formation à l’Ecole normale et une vie d’instituteur dans la France rurale d’alors. Nostalgie qui n’empêche pas qu’on puisse s’engager dans un combat pour essayer de changer le monde afin qu’y règne plus de justice.


Enfance ouvrière - les vertus de l’école républicaine

Fils de mineur, je suis né le 14 février 1933 dans une petite maison de la cité ouvrière de Messeix[1] celle-même que vient de libérer, en accédant à la retraite, mon grand-père lui-même mineur. Mon père appartient à une vieille famille auvergnate implantée au pays depuis des générations, ma mère est limousine, fille de cultivateurs relativement aisée de Bourganeuf dans la Creuse, patrie de Martin Nadaud[2]. Deux traditions, deux cultures[3] qui se rejoignent bien qu’elle ne soient séparées que par une centaine de kilomètres. Il nous faut, à l’époque, après de multiples changements en train et autobus presque une journée entière pour parcourir cette distance. La confrontation de ces deux cultures m’apporte richesse et originalité dans un univers de labeur qu’on aurait pu juger comme un peu sombre alors qu’il est éclairé par la fraternité de la vie communautaire.



Alors que je porte dans les lignes qui suivent un regard sur mon enfance ouvrière, je décèle les influences qu’elle a pu avoir sur moi pour constater au soir de la vie que ces premiers moments sont plus politiques qu’on peut le penser.

Je viens donc d’un pays lumineux profondément ancré dans sa montagne, dans sa cité, dans sa solidarité entre hommes arrivés de partout : des Polonais en majorité[4]. L’école de la République fut pour moi le recours, elle m’a donné la possibilité de témoigner dans une vie professionnelle, syndicale, politique d’instituteur militant, ma foi dans l’homme. Déjà, dans mon enfance je sens monter en moi confusément la volonté de lutter contre l’injustice que subit le monde ouvrier qui recèle des valeurs fortes. Celles-ci nourriront la lutte syndicale et politique que je serai amené à mener.

J’ai aimé la vie douce et chaleureuse des cités dans des petites maisons serrées les unes contre les autres dominée par l’image tutélaire de « La Mine » qui s’impose de la naissance à la mort ; malgré moi, sous ma plume, apparaît la majuscule, je reste encore marqué par une sorte de respect, non d’une entreprise banale mais d’une institution avec ses règles, ses dangers, sa fraternité et ses avantages[5]. La vie ponctuée par les appels de la sirène[6], cette « Corne » qui annonce la prise des postes de travail, matin, midi et soir est notre angélus. Chaque soir, pour le poste de jour qui commence à six heures du matin, mon père, ouvrier piqueur garnit de carbure sa lampe à acétylène, prépare son sac pour le casse-croûte comme il l’a fait chaque jour pendant trente-deux ans. Je l’imagine au fond d’après les récits que font entre eux les mineurs après le travail, autour d’un verre. Ils décrivent « les tailles », la chaleur, l’eau, la verticalité des postes, le compagnonnage. Le piqueur arrache le charbon, le boiseur, la hache à la main, entaille les bois avant de les mettre en place pour soutenir la galerie au fur et à mesure que le travail avance, le manœuvre évacue le charbon en le chargeant dans des wagonnets. L’équipe n’a pour seul éclairage, que sa lampe à flamme nue que chacun fiche par le croc de son anse dans la paroi. Il est des postes de travail plus pénibles que d’autres comme ceux où l’on attaque au marteau-piqueur le rocher (les schistes) avant d’atteindre la veine de charbon. Se portent volontaires pour cette tâche souvent les Polonais, travail bien payé mais dangereux pour les poumons par la poussière qui se dégage. Face au danger, l’équipe de compagnons solidaire vit la fraternité à l’extérieur, au jour comme ils disent, se marque ainsi le prolongement des heures passées au fond ensemble. On critique très rarement l’ingénieur du fond qui vit avec ses ouvriers. En revanche les quolibets fusent quand on parle du chef mineur plus ou moins coopté par la Direction liée à l’Eglise – dont je vois l’influence à travers le comportement de ma grand-mère, femme de mineur elle aussi, qui n’aurait jamais manqué au devoir d’assister chaque dimanche à la messe.

Je dois après l’évocation générale de l’ambiance de mon enfance revenir sur la singularité du milieu à la fois rural et urbain où la Mine vient bousculer l’équilibre de ce gros bourg de montagne dont l’activité essentielle jusqu’à la fin du XIXe siècle est l’agriculture. La commune s’étend sur 4 000 hectares entre les rivières Dordogne, Chavanon et Clidane La ligne de chemin de fer Bordeaux - Clermont-Ferrand suit la vallée de la Clidane où s’installe la gare Bourg-Lastic - Messeix[7]. Actuellement passe en contrebas des villages de Védrines et du Fraisse l’autoroute Clermont - Bordeaux à proximité du pont suspendu au-dessus de la vallée du Chavanon inauguré le 3 mars 2000[8] reliant le département de la Corrèze et celui du Puy de Dôme. Le nom de Messeix très ancien vient d’Eclesia de Mecensis donné au bourg après la construction de l’église paroissiale en 1060. La culture des céréales étant l’activité principale en agriculture on marque cette particularité par le simple nom Mecensis issu du latin Meces (moissons). Les riches terres volcaniques facilement labourables accueillent surtout le seigle. Transformé en farine dans de nombreux moulins, il permet la fabrication du pain, cuit dans le four banal fonctionnant dans chaque village jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale. Le sarrazin entre dans la confection d’épais beignets fort consommés, l’avoine sert à la nourriture des animaux. Par ma grand-mère, je descends d’une lignée de menuisiers et de charrons dont je découvre la trace jusqu’en 1707 dans les registres paroissiaux. Ceux-ci révèlent une grande stabilité de la population jusqu’à la fin du XIXe siècle. En 1769 on dénombre 1 242 habitants répartis au bourg et dans une quarantaine de villages ou lieux-dits. Par un singulier retour des choses, depuis l’annonce de la fermeture de l’exploitation minière intervenue en juillet 1988, le nombre d’habitants a régressé d’année en année passant en trente ans de 3 249 en 1968 à 1 361 en 1998. On retrouve à quelques dizaines d’habitants près la population qui était celle de la commune trois siècles auparavant. Après la fièvre de la Mine pendant un siècle et demi dans une France où la population a considérablement augmenté depuis, je retrouve aujourd’hui mon village endormi sous la belle végétation de sa riche terre volcanique, nostalgique d’un passé ouvrier qui l’a marqué. Je vais en évoquer quelques aspects.

La fièvre de la Mine

A partir de 1850 les mines de charbon exploitées voient leurs assises définitives s’établir avec l’installation en 1878 de la Société anonyme des Houillères de Messeix. Le gisement se place dans le grand sillon houiller du plateau central français qui va de Decazeville à Decize. La houille repose sur un synclinal primitif ayant la forme d’un bateau la quille en l’air, sur laquelle à une profondeur de 400 mètres, les couches parallèles de deux à trois mètres s’étendent sur cinq kilomètres. En 1879-1800, on creuse le premier puits, le puits Sainte Suzanne, autour duquel s’installe des bâtiments pour loger les ouvriers. Fermé en 1905 lui succède le puits Teyras qui fonctionne jusqu’en 1931 : là travaillait mon grand-père. Puis on fore le puits Saint Louis à trois cent vingt-neuf mètres de profondeur, en activité de 1928 à 1988 sans interruption. La vie ouvrière s’organise autour de lui. On construit les cités des Gannes 707 habitants et de Bogros 612 habitants avec leurs services, leurs écoles, leurs commerçants. A 3 kilomètres, tournant le dos aux installations minières, s’édifie en 1912-1913, la cité de Messeix où j’habite : vingt et une maisonnettes, avec un souci esthétique évident, s’ouvrent sur la campagne et le bourg auxquelles s’ajoutent vingt-deux nouveaux logements, construits sous la forme des corons du Nord, au sud de cette cité.

Une autre particularité marque ce bourg auvergnat, qui n’a pas vu de mutation de sa population depuis des siècles, l’arrivée massive d’étrangers. Après la guerre de 1914-1918 qui a fait de nombreuses victimes parmi les ouvriers, on a besoin d’hommes pour extraire le charbon, le syndicat des mineurs intervient pour obtenir l’augmentation des effectifs. Il réclame de meilleures conditions de travail et l’augmentation des salaires. Les mineurs, amenés à faire grève en 1919, organisent des défilés imposants fanfare en tête dans toute la France. Ils obtiennent l’application de la loi des huit heures dans les mines et une augmentation de salaire. Pour renforcer les effectifs, le patronat minier fait appel à la main d’œuvre étrangère. De 1921 à 1926 arrivent quatre cent soixante-huit Polonais ; la population passe de 2 566 habitants à 3 014[9]. Logés d’abord dans des baraques peu confortables, ils se mêlent très vite à la population, intègrent les cités et leurs enfants les écoles. Pour mon père, né en 1907, qui travaille à la Mine depuis l’âge de 14 ans, ce seront des compagnons de travail recherchés et leurs enfants, pour moi à l’école, des camarades très appréciés. Les effectifs de la Mine passent de 1915 à 1926 de 400 à 800 personnes pour atteindre 980 en 1931[10]. La production de 120 000 tonnes par an qui s’écoule par des galeries débouchant sur l’usine de traitement située le long de la voie ferrée. On charge le charbon lavé, transformé en boulets dans des wagons acheminés dans les lieux d’utilisation.

Malgré des conditions de travail difficiles, l’absence de grisou prévient les catastrophes, les mineurs peuvent fumer au fond et utiliser leur lampe à acétylène à flamme nue. De 1881 à 1989 on compte cinquante et un accidents mortels la plupart par éboulements ou asphyxie par l’oxyde de carbone. Les petites maisons individuelles de ma cité de Messeix s’ouvrent sur la belle nature de la montagne auvergnate et sur le bourg qui compte de nombreux cafés restaurants, huit commerces d’alimentation, quatre bouchers, trois boulangers, trois cabinets médicaux, trois coiffeurs, une ambiance villageoise que ne troublent pas les stigmates de la mine celle-ci est à trois kilomètres sur l’autre versant de la haute colline.

Beaucoup de mineurs sont aussi des paysans, ils viennent à pied des villages alentour et travaillent dans leur petite ferme en rentrant de la mine. Tous les habitants de la cité leur apportent une aide au moment des gros travaux des champs. Dans ce bain de nature que représentent les près fauchés et la fenaison avec le parfum des fleurs des hauts plateaux s’adoucit la brutalité d’un métier. Je suis souvent absent pour vivre ces moments car je quitte ma cité pour passer mes deux mois et demi de vacances dans la petite ferme de mes grands-parents, dans la Creuse, à Bourganeuf. L’image de ma grand-mère, née en 1871, portant sa coiffe auvergnate en dentelle à bords tuyautés, n’est pas insolite lorsqu’elle monte la rue en pente pour prendre le café chez nous après avoir assisté dans notre petite église, où sa place est réservée, à la première messe pour laquelle elle a parcouru le matin très tôt, en sabots, quelle que soit la saison, les trois kilomètres qui séparent le village de Bialon où elle habite, du bourg. De même, on sacrifie aux rites de la campagne lorsqu’on se livre en hiver à la tuerie du cochon qu’on a élevé. Un voisin vient le saigner et, après avoir balayé la neige dans la rue soigneusement, on le brûle et on le découpe. Le lard gras fond dans de larges récipients pour constituer le saindoux mis en pots et utilisé pour la cuisson de tout aliment, le beurre faisant défaut réservé aux tartines du matin ou pour cuire un bifteck rarement mis au menu compte tenu de son coût. On exprime, ce jour-là, sa solidarité en apportant à chaque ami la part la meilleure de l’animal, filet et boudin, sacrifiant à un rite fraternel qui aura sa réciprocité. Nous allons faire la distribution, parcourant bien chaussés, les chemins enneigés en évitant d’emprunter celui qui passe derrière notre maison, obstrué par des congères de deux à trois mètres formées par le vent. Cette neige fond la dernière au printemps, alors que les prés tout proches, recouverts d’une couche plus uniforme rapidement disparue, reverdissent avec vigueur. La fraternité de la vie communautaire s’exprime à chaque moment de la journée, un pour tous, tous pour un, comme « au fond ». Le bol de soupe à la main, à l’ombre des tilleuls, à la belle saison, nous devisons en petits groupes, en attendant les longues veillées d’hiver où nous nous réunissons de famille à famille autour des parties de cartes ponctuées par l’évocation, souvent en patois, de la vie des chantiers respectifs où sont affectés chacun des convives hommes. Enfant de chœur, robe rouge et surplis blanc j’occupe le poste de cérémoniaire, celui qui, placé au cours de la messe, près du prêtre, tourne les pages du livre saint en suivant sa lecture. Deux de mes voisins nous assistent, Marc qui présente les burettes de vin et d’eau et Guy qui tient l’encensoir et le remet à l’officiant, tout enveloppé de vapeurs de l’encens, qu’il a soigneusement posé sur des braises. Nous fréquentons assidûment le patronage du curé Colomb et notre première communion et notre confirmation donnent lieu à des réunions familiales chaleureuses[11]. La vie passe ainsi et notre vie d’écolier se poursuit avec ses hivers particulièrement rigoureux, ses automnes colorés, ses printemps tardifs et ses étés souvent torrides.

Temps de guerre - la Résistance

Mon père, mobilisé en septembre 1939, dans le Pas-de-Calais, rentre dans ses foyers affecté sur place pour produire le charbon. Les mineurs de « fond », rappelés, échapperont au sort de prisonniers de guerre que les ouvriers du « jour » subiront. Dès 1942, la Résistance apparaît, dirigée contre une direction de la Mine très impliquée dans la collaboration.

Un événement va marquer mon enfance. Après la défaite militaire de juin 1940, le maréchal Pétain, chef de l’Etat français, constitue des groupements militaires de jeunes Les Chantiers de Jeunesse destinés à remplacer l’Armée française en zone non occupée. Pour l’installation d’un de ces camps, le commissariat régional de la province d’Auvergne choisit Messeix, parce que les landes nombreuses se prêtent bien à son implantation. L’autorité préfectorale sollicite le maire de Messeix, élu depuis 1924, le docteur Moreau[12], médecin de la mine depuis 1905, un vieux radical-socialiste, très aimé de la population et l’engage vivement à tout faire pour favoriser cette installation. Les jeunes s’occuperont de plantations, de reboisement de terrains incultes, de réfection de chemins. Début août 1940, le groupement 22, composé de douze groupes de cent cinquante hommes environ s’installe[13]. Les premiers engagés nés à partir du quatrième trimestre 1919 et en 1920 subissent un stage de huit mois, les trois contingents suivants les remplacent. La vie de la commune va être animée, pendant trois années, par les activités de ces jeunes qu’on croise au travail dans les chemins et les bois de notre commune. Chaque matin un groupe assiste à la montée du drapeau tricolore à un mât de 30 mètres, planté sur la place, face à l’entrée de l’église[14].

Enfants, nous n’avons pas conscience qu’existe une France occupée jusqu’à ce jour du 13 octobre 1943 où se déroule un événement exceptionnel. Les Allemands arrivés en grand nombre perquisitionnent chacune de nos maisons. Nous apprenons très vite la raison de cette intervention. La réquisition des jeunes pour aller travailler en Allemagne dans le cadre du STO[15] s’étant portée sur le camp des Chantiers de Jeunesse de Messeix, beaucoup d’entre eux, informés la veille de cette opération, se sont réfugiés dans les forêts. Les forces d’occupation envahissent tout le secteur et font 181 arrestations. Après une incarcération à la caserne du 92ème régiment d’infanterie à Clermont les Allemands transportent leurs prisonniers à Tulle fin décembre 1943. Certains sont libérés, 16 d’entre eux mourront pendus aux crocs de l’étal d’un boucher lors du massacre de Tulle le 9 juin 1944 par la division Das Reich. Les autres, encadrés par les SS, seront chargés du transport des 99 corps aux lieux imposés : le dépôt d’ordures à Tulle, route de Brive. Ceux qui n’ont pas rejoint les forêts dans la nuit du 12 au 13 octobre ne sont pas inquiétés et dirigés vers d’autres régions. Le camp est fermé officiellement fin décembre 1943. Plusieurs jeunes des chantiers de jeunesse resteront à Messeix pour y fonder une famille ajoutant à l’hétérogénéité de la population.

Nous ignorons, nous enfants qui jouons aux résistants en gravant sur les troncs des tilleuls de notre cité des croix de Lorraine, que notre région est particulièrement surveillée. En avril 1943, à Bourg-Lastic, le docteur Mabrut (Tonton), en liaison avec l’Angleterre, organise un maquis avec son adjoint le capitaine de réserve Alfred Pabiot (Martial) directeur de notre cours complémentaire. Les FTP de la Corrèze retranchés dans les gorges de la Dordogne sabotent la centrale électrique de la Mine le 23 avril 1944. Les mineurs n’apprécient pas cette intervention sur leur outil de travail. Cela explique, en partie, les réticences de la population à l’égard du parti communiste qui encadre les FTP. Elle apprécie par contre l’action des commandos FFI de Mazuel (Judex), enfant de Messeix. Avec ses corps francs, se déplaçant en traction-avant, ils effectuent le harcèlement des troupes allemandes. Le débarquement allié intervient le 6 juin 1944. Au printemps 1944, j’ai 11 ans. Déjà avec mes camarades, nous avons remarqué l’absence depuis quelques semaines du directeur du cours complémentaire monsieur Pabiot. Nous en avons compris la cause, lorsque le 12 Juillet 1944, les troupes allemandes, qui viennent de subir plusieurs attaques de leurs convois sur la route nationale qui mène d’Ussel à Clermont, occupent Messeix. Nous assistons depuis la cour de l’école à l’arrestation de madame Pabiot mon professeur de français[16] l’épouse du directeur. La répression s’abat sur la population. Vingt-cinq mineurs arrêtés sur le carreau de la Mine à leur sortie du travail sont pris comme otages et fusillés le 15 juillet[17].

Le chef de la résistance le docteur Mabrut devient à la Libération conseiller général socialiste SFIO de notre canton, Bourg-Lastic. Ce parti marque majoritairement notre localité, où s’est investi l’un des siens, Ambroise Brugière, médecin, qui deviendra maire de Montferrand et député du Puy de Dôme. Le parti socialiste s’oppose au parti communiste qui, malgré un investissement très actif, n’arrive pas à s’imposer dans cette population ouvrière. Ses partisans s’installent dans la cité ouvrière de Bogros, à deux ou trois kilomètres de celle où nous habitons. Nous considérons alors Bogros comme une commune libre, placée sous l’autorité de Gabriel Delbos, sorte de Thorez, homme râblé portant les cheveux longs, commerçant, lié à la CGT par son gendre Jean Loiseau, délégué mineur.

Après la Libération

Sur proposition du comité départemental de Libération, le 24 septembre 1944 intervient la nomination du conseil municipal de Messeix présidé par Pierre Bascoulergue ouvrier mineur socialiste SFIO. Ce conseil municipal de 15 membres comprend 8 ouvriers mineurs ; 2 commerçants ; 1 exploitant agricole ; 2 artisans ; 1 agent des ponts et chaussée ; une seule femme madame Marche, veuve de guerre survivante d’une famille qui a vu trois des siens fusillés le 15 juillet 1944. L’élection du 16 juin 1945[18] confirme Pierre Bascoulergue dans sa place de maire qu’il conserve jusqu’en 1953 appuyé par une forte majorité socialiste SFIO. Marcel Pinson le remplace le 22 mars 1959 avec comme adjoint Alfred Pabiot soutenus par une forte majorité socialiste. Je suis de très près les péripéties politiques commentées par mon père qui, bien que non adhérent au parti socialiste, soutient totalement son action.

En France, le nouveau gouvernement, issu de la Résistance, met progressivement en place des mesures favorables à la corporation minière. Pour relever le pays, faire rouler les trains, rallumer les hauts-fourneaux, faire tourner les centrales électriques, fabriquer le ciment, protéger les Français du froid, il faut produire du charbon. Le 22 juillet 1945 à Wazier (Nord) Maurice Thorez, vice-président du conseil des ministres adresse un appel aux mineurs :
« Produire et encore produire, faire du charbon, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée de votre devoir de classe, de votre devoir de Français ». Benoît Frachon, secrétaire général de la CGT, qu’écoute mon père, lance la bataille de la production. Il déclare le 17 septembre 1945 à Lens : « Le charbon, c’est le pain de notre industrie et de nos transports. L’existence de millions de Français dépend de l’effort que vous ferez et de la réponse que vous donnerez à l’appel qui vous est fait aujourd’hui. Nous vous demandons pour la fin de l’année que la production du bassin Nord Pas de Calais s’élève à cent mille tonnes par jour[19]»

La nationalisation des charbonnages de France intervient en 1946, élaborée par une commission comprenant des représentants des syndicats des mineurs, du gouvernement et du patronat minier. Elle définit le statut du mineur[20] en assurant une forte augmentation de leurs salaires, rémunérations garanties par l’article 12 du statut.
Mon père suit ces événements avec attention, en lisant le journal de la CGT dont il attend toujours la parution avec impatience. Le 27 novembre 1946 est créé le régime spécial de la Sécurité Sociale dans les mines. Ce régime spécial codifie et améliore les dispositions de la loi du 29 juin 1894 qui a institué un régime de prévoyance sociale obligatoire pour les travailleurs du sous-sol. Le premier volet de cette loi porte sur les pensions et les retraites constituées par un versement à 4% des salaires à la caisse nationale de retraite vieillesse (2% versés par les salariés s’ajoutent 2% versés par les exploitants) versement capitalisé jusqu’à 55 ans. Le deuxième volet porte sur les sociétés de secours mutuel qui ont en charge l’assurance maladie, la gestion assurée par des conseils de neuf membres (six élus parmi les ouvriers, trois désignés par l’exploitant).
La caisse de secours fondée en exécution de la loi du 29 juin 1894 a pour conséquence l’installation du premier conseil de la caisse de secours des houillères de Messeix[21]. Ce système ouvre à une concurrence entre syndicats pour l’élection des six élus. La très puissante CGT pense tirer son épingle du jeu, face à une opposition plus politique que syndicale, inspirée par la majorité socialiste qui administre très majoritairement la commune au sortir de la Résistance. Celle-ci se manifeste par la présentation d’une liste CGT-FO, constituée après la scission syndicale du 13 décembre 1947. Mon père, bien qu’appartenant à la CGT, ne vote pas pour ses candidats tous affiliés au parti communiste mais, exceptionnellement, pour ceux de la liste CGT-FO dont les candidats sont tous socialistes.

La lutte impitoyable mais fraternelle des socialistes contre les communistes me marque profondément et me maintient par fidélité familiale dans le camp des premiers. Je suis avec attention ces subtilités politiques dont mon père me commente les péripéties. Marcel Pinson le compagnon[22] de mon père au fond pendant de longues années vient de faire acte de candidature au poste de chef de section de la caisse de secours. Dans ma famille, on le présente comme un exemple. Abandonné par ses parents, il obtient avant 1939 son brevet. De ce fait il voue une admiration pour ses maîtres et une reconnaissance à l’école publique. Les circonstances qui l’ont obligé de travailler à la mine le place aux yeux des mineurs en position privilégiée pour être élu. Il déploie très largement le drapeau socialiste alors qu’il doit supporter une résistance communiste forte. Il l’emporte[23].

Le 5 mai 1947 le président du conseil Paul Ramadier met fin à la participation des ministres communistes au gouvernement[24]. Léon Delfosse secrétaire du syndicat des mineurs est chassé de son poste de directeur général adjoint des Houillères du Nord Pas de Calais. Le statut des mineurs subit les attaques de Robert Lacoste, ministre socialiste de la production industrielle. Ces attaques portent en particulier sur le délai de paiement des indemnités maladie qui passent de quinze jours au lieu de trois, sur la réduction du pouvoir des délégués mineurs etc. En juin 1947 les mineurs réagissent. Leur action se prolonge en 1948. Par référendum la fédération nationale CGT décide de consulter ses adhérents en posant la question suivante : « Etes-vous d’accord pour une grève nationale si, d’ici le 4 octobre, le gouvernement n’a pas abrogé les décrets Lacoste ? ». A 89 % (218 616 oui, contre 25 086 non) les mineurs optent pour la grève qui se déclenche le 4 octobre 1948. Le ministre de l’intérieur Jules Moch[25] concentre policiers et militaires autour des bassins miniers. Le 9 octobre, le gouvernement dénonce à la radio le caractère insurrectionnel de la grève. Celle-ci subit alors une répression brutale.
A Messeix, alors que les CRS gardent le puits jour et nuit, la CGT donne l’ordre d’interrompre la sécurité que maintiennent ses militants pour conserver les galeries hors d’eau. Les CRS sont alors autorisés à faire usage de leurs armes après sommations réglementaires. Je suis ces événements depuis ma cité et vois briller les casques des CRS quand j’approche du carreau du puits. Le gouvernement, pour faire pression, décide de supprimer les allocations familiales à ceux qui n’auront pas travaillé dix-huit jours au moins dans le mois. Les houillères annoncent qu’ils considéreront comme démissionnaire tout mineur absent le 29 novembre. Après 56 jours de grève, la fédération de la CGT demande aux mineurs, à l’extrême limite de leurs forces, de reprendre le travail le 29 novembre. Jean Loiseau, secrétaire du syndicat CGT de la mine de Messeix, est arrêté et emprisonné à Clermont-Ferrand pendant quinze jours. Libéré il sera licencié comme 3 000 autres militants en France. J’ai 15 ans et je prends conscience de la beauté de la lutte et du prix à payer. Je me joins au long cortège, drapeau de la CGT en tête, qui accompagne Jean Loiseau après sa libération, depuis la gare[26] jusqu’au carreau du puits.
Dans ma famille, les huit semaines de grève entraînent des difficultés financières qui mettront longtemps à s’effacer. Mon père adhérant sincère de la CGT, discipliné, a suivi le mouvement. Il trouve dans son organisation syndicale suffisamment de force pour la défense des travailleurs sans qu’il éprouve le besoin d’adhérer à la SFIO. L’attitude de Jules Moch ministre dans ce conflit le confirme dans son choix, il regrette que soit oubliée la belle image de Blum en 1936 qu’il magnifie. Cela le confirme aussi dans son choix de rester un adhérent de base, réticent à l’égard d’un militantisme trop affirmé. Quand plus tard j’exprime ma volonté de prendre des responsabilités dans mon organisation syndicale, il ne me soutient pas et essaie de me dissuader[27].

Au cours de ma vie d’enfant, je fais un autre constat, celui du rôle que jouent les instituteurs dans la vie publique. Ils sont à l’origine de la création en 1933 de l’amicale laïque dont l’activité se manifeste par l’organisation des fêtes scolaires, de la distribution des prix. Ils font vivre la société de musique l’harmonie de la mine et la société sportive l’Avant-garde qui organise des cross-contry, des courses cyclistes où se distinguent de jeunes ouvriers mineurs. L’équipe de football, qui porte les couleurs de Messeix à l’extérieur, reste sous le patronage de la direction de la mine. Après avoir obtenu le titre de champion d’Auvergne de première division en 1944-1945 elle accède en promotion d’honneur de 1946 à 1950 et en honneur de 1950 à 1951. Avec mes camarades, nous sommes très assidus aux matchs qui se déroulent sur le beau terrain aménagé, près du puits Saint- Louis. Nous encourageons les joueurs dont les noms à consonance polonaise ou typiquement auvergnate se mêlent comme en un grand festival. Nous applaudissons plus que tout autre, Bogros, Ritas, notre idole, l’avant-centre redouté par les équipes adverses. Ces équipes appartiennent toutes à la ligue d’Auvergne et à côté de celles du Puy-de-Dôme, comme Riom, apparaissent celles de la Nièvre : Fourchambault, La Machine, Decize, Imphy, localités ouvrières dont je découvrirais plus tard la réalité de l’implantation avec le même plaisir que l’on a lorsqu’on retrouve une vieille connaissance.

Je suis un bon élève dès l’école primaire, ce qui me met un peu à part de mes camarades turbulents, tournés plus que moi vers le jeu. J’ai deux amis, mes voisins de la cité, avec qui nous faisons ensemble le chemin de l’école, implantée dans les beaux locaux de l’ancien collège des frères de Saint Gabriel, très à l’écart du bourg. Un souvenir me reste. Ma place de premier m’impose un jour de pratiquer, accompagné par le chant « Maréchal nous voilà », la montée des couleurs au mât qui se dresse en bordure de la cour. En ce jour de neige, la ficelle bloquée par le gel ne coulisse pas et le chant s’achève, sans que le drapeau ait pu s’élever, même de quelques centimètres, malgré tous mes efforts.

Mon entrée au cours complémentaire se fait sans difficulté. Un jour de 1947 intervient un petit événement prémonitoire. Monsieur Pabiot, directeur du cours complémentaire nous enseigne la musique et le chant, accessoirement à ses cours de mathématiques. Il nous fait apprendre La Morvandelle[28], hymne à la gloire du Morvan pays qu’il nous décrit comme rude avec ses forêts et ses grasses prairies où paissent des bœufs blancs. Il nous dit que le ministre des anciens combattants François Mitterrand, appartenant à une formation politique issue de la Résistance est le parlementaire de cette région. J’ai gardé en mon esprit l’image de cette personnalité inconnue de moi liée à l’évocation de la Résistance, image d’autant plus valorisante qu’elle vient d’un homme qui en 1944 a été le commandant Martial, chef des FFI de la région. La littérature m’attire. Louis Girault, jeune maître sortant de l’Ecole normale, me fait découvrir les Nuits de Musset et tout Victor Hugo depuis la Légende des Siècles jusqu’à ses romans. Je débute très mal en anglais. L’introduction récente de l’enseignement de cette langue dans les programmes appelle pour l’enseigner madame Pabiot qui rassemble avant ses cours les vagues souvenirs de sa pratique très insuffisante acquise à l’Ecole normale. La remplace un jeune professeur brillant : il ne peut malgré son talent rattraper un retard qui me suit dans mes études. En revanche, madame Pabiot sait éveiller mon intérêt dans ses cours de français. Le contact avec Le Cid, Andromaque et tout le théâtre de Molière m’émerveille. L’obligation de fréquenter la bibliothèque, peu riche mais dont je lis tous les ouvrages, se présente pour moi comme une récompense. J’aime aussi le cours de grammaire où, par une sorte d’improvisation, madame Pabiot, que je soupçonne de ne pas préparer ses cours, sait développer notre esprit de finesse à partir de l’analyse stylistique de textes. J’adore cet exercice. Je suis toujours aussi faible en mathématiques malgré les cours que me donne gratuitement Marcel Pinson, ami de ma famille et ceux payants de monsieur May, jeune instituteur. Je surmonte ce handicap au cours de mon brevet que j’obtiens facilement. Cette carence pèse lourdement dans ma préparation au concours de l’Ecole normale vers lequel après la classe de troisième je m‘oriente sur le conseil de mes maîtres.

Ma mère soutient avec énergie cette proposition contre mon père qui considère comme un honneur de poursuivre la tradition familiale en allant à la mine. Pour ma mère, être mineur de père en fils ne lui semble pas une ambition de vie et elle fait le pari que je serai instituteur et ma sœur – qui a onze ans de moins que moi – infirmière. Pour avoir la force de tenir ses paris elle ne se laisse pas enfermer dans le rôle de femme de mineur qui attend que tombe la paie tous les quinze jours ; elle joue un rôle de leader auprès des femmes de la cité qui fait qu’on recherche sa compagnie souriante et qu’on écoute ses conseils. On aime l’univers poétique qu’elle s’est créée fait de rires partagés, de chansons qu’elle fredonne et d’ouvrages à l’aiguille qu’elle pratique avec dextérité. Elle brode merveilleusement bien et distribue ses oeuvres alentour. Victime de cette passion, je devrai remettre, chaque premier janvier, à ma maîtresse d’école, un napperon ou un coussin, discrètement, pour ne pas déclencher le sourire de mes camarades.
Cet univers un peu particulier de vie dans lequel je baigne prend sa pleine expression par la chance que représentent pour moi mes deux mois et demi de vacances passés dans la ferme de mes grands-parents, en Creuse, à Bourganeuf.

Fils de mineur j’aime la vie des cités, mais arrive l’été[29]

Le 14 juillet, la classe terminée, il ne faut pas perdre de temps. Nous partons le 15 juillet pour Bourganeuf où je passerai mes deux mois et demi de vacances dans la petite ferme de mes grands parents. Mes parents m’accompagnent ; une interruption de huit jours pour mon père dans son travail quotidien à la mine. Pour franchir les cent kilomètres qui séparent notre coin d’Auvergne du très proche Limousin, qu’en voiture nous effectuons de nos jours en une heure et demie, il nous faut toute une journée de train et de bus. Aussi, préparons-nous ce voyage comme une véritable expédition. Celle-ci commence par une marche à pied de 5 kilomètres pour atteindre la gare de Bourg-Lastic. Je me revois quittant notre petite maison de la cité à cinq heures du matin. L’ombre est encore épaisse, mais le froid vif de ces nuits d’été en montagne griffe nos joues et se glisse sous nos vêtements. Après avoir suivi le chemin caillouteux, nous empruntons la route bitumée qui domine le ruisseau du Boueix et descend en pente douce vers le village des Gannes. J’admire une nouvelle fois l’équilibre du paysage où le soleil déjà levé, laisse dans le ciel une lueur froide et rose. En face de nous, le grand chevalement du puits Saint-Louis où les roues de la benne de descente des mineurs du premier poste de jour tournent vivement. En toile de fond insolite, la chaîne des Monts -Dore se découpe sur un ciel laiteux. En pente douce montent, de la Banne d’Ordanche, des forêts et le grand espace verdoyant des pâturages de Laqueuille. Quelques monts arrondis et le Sancy aux lignes aiguës, bien équilibré dans sa forme ; enfin à droite un moutonnement confus qui se déverse sur les plateaux herbeux d’Avèze et de Tauves que je connais bien. Merveilleuses vacances. La ferme de mes grands-parents, où je vais vivre, s’adosse au château de la Voie-Dieu.

Des métayers des fermes voisines viennent régulièrement livrer, en un tombereau tiré par des vaches, volailles, légumes, tous produits partagés, comme il se doit en deux lots égaux : un pour le propriétaire, un pour le métayer. Bien que leur ferme acquise avant la guerre de 1914-1918 ne subisse pas les contraintes du métayage, ma grand-mère et ma tante se soumettent à la tutelle du château. Elles adressent la parole à la propriétaire, très distinguée mais roturière, qui vient chercher son lait chaque matin et chaque soir, avec une extrême déférence. Elles l’ont elles -mêmes sacrée noble. En tant que dame du château elle participe à la gestion de leurs vies qu’elles ont remise une fois pour toute à ce fond obscur où se mêlent Dieu et l’Orage, l’Eau de l’Etang, les Crapauds et la Vierge et qui plane constamment au-dessus d’elles. Il faut parfois l’exorciser quand le poids en devient trop lourd. L’un des moyens d’exorcisme est la soumission affirmée, par la parole à l’autorité de « Madame ». Quelle douceur alors dans les interrogations qu’elles lui adressent pour les plus petites choses : « Est-ce que je peux donner à « Madame » une salade pour son repas de midi ? » - « Madame paraît fatiguée ce soir… ». «Madame » répond avec la dignité de la femme d’ambassadeur de France en Grèce, de l’amie d’Anatole France qu’elle a été. Au fur et à mesure que je grandis, « Madame » se rend compte que je ne participe pas au vaste respect qui l’environne. Je sens qu’elle aime en moi ce réflexe de non soumission, mais je pressens aussi tout le chemin qu’il me reste à parcourir pour acquérir une richesse intérieure qui se manifeste en elle par une grande sérénité et un grand calme. Au cours de nos conversations, il naît en moi la conviction que des jardins existent auxquels je peux avoir accès si je sais utiliser les clés qu’elle me donne. Joie de l’esprit et du cœur, si loin de l’âpre lutte pour vivre à laquelle je participe chaque jour au contact chaud des bêtes et des gens de la campagne.« Madame » sait que l’une des clés à ma portée pour m’ouvrir le chemin du monde est la lecture. Durant mes séjours de vacances de 10 à 15 ans, j’ai lu tous les livres de la bibliothèque du château, beaucoup dans leur édition originale. «Madame» me guide et son sens de la pédagogie fait que j’aborde progressivement les difficultés de notre littérature. Je lis à mon rythme. Je sais aussi bien pouvoir alimenter ma faim de lecture quand une frénésie me fait dévorer un livre en un ou deux jours, que de pouvoir trouver à me reposer dans un ouvrage choisi par elle, lorsque mon esprit saturé demande une détente salutaire. Jamais nous ne parlons des livres que je lis et j’apprécie sa discrétion qui me laisse libre des jugements que je porte. Je me rends compte maintenant de la chance que j’ai eu de rencontrer cette femme exceptionnelle, et quand, à 17 ans, je suis l’égal d’elle-même en discussion, elle a je le sens une certaine fierté.
Les vacances s’achèvent, les jours se font plus courts, les feuilles emportées par le vent courent le long des haies. Je dois regagner Messeix et reprendre le chemin de l’école. A mon arrivée, la sirène de la mine qui annonce la fin du poste de jour m’accueille à la descente du train. Je croise en remontant de la gare, les mineurs allant à leur travail. Les regards sont graves. Regards de la vie. Vie ouvrière. Injustice, asservissement : des mots qui claquent secs dans ma tête où bourdonne l’éclat heureux d’un été. Je sais déjà, qu’il ne faudra pas trop écouter sa nostalgie mais dire dans mon combat la souffrance et les espoirs des hommes.

J’ai peu de souvenir de mon année de préparation au concours d’entrée à l’Ecole normale si ce n’est le grand obstacle que je dois surmonter par mes carences en mathématiques. Un premier échec en juin à Clermont fait que je me présente à un concours que la Nièvre, département déficitaire en instituteurs, organise en septembre 1950 à Dijon où je me rends accompagné de ma mère qui ne me quitte pas d’une semelle. De retour à Messeix, je reçois l’avis de rejoindre l’Ecole normale d’Auxerre à la rentrée de novembre. J’ai trois jours pour préparer mon trousseau. Dans mon foyer, l’argent manque, depuis que mon père victime de graves saignements de nez, a dû quitter le fond pour travailler au jour avec une paie considérablement diminuée. Madame Pabiot prend en main la situation me fournit une malle dans laquelle elle entasse les éléments demandés de mon trousseau. Cette fille de mineur, originaire de ma cité, devenue institutrice, exprime par cette initiative, la solidarité des pauvres. Je n’oublierai jamais ces moments. Ils furent, sans que je m’en rende compte, l’un des moteurs de mon engagement militant, syndical et politique par la suite : une humiliation que je ne voudrais pas que vive quelqu’un d’autre issu comme moi du monde ouvrier.

J’apprends que je suis scolarisé à Auxerre car l’Ecole normale de Nevers a été détruite par un bombardement allié en juillet 1944. Les conséquences de la guerre sont présentes aussi à Auxerre où l’on reconstruit le quartier du port, au bord de l’Yonne, totalement rasé. Nous sommes en 1950, cinq ans seulement après la fin du conflit. Je suis là-bas loin de tout. Par l’accueil qui m’est fait, je reste marqué par ma région d’origine dont je manifeste l’originalité par mon fort accent auvergnat qu’on apprécie tout en s’en moquant.

Ma scolarité à l’Ecole normale d’instituteurs

La scolarité à l’Ecole normale présente pour un fils d’ouvrier ou de paysan l’avantage essentiel d’ouvrir en internat à quatre années d’études gratuites après le brevet moyennant un engagement de servir l’Etat pendant dix ans. Je découvre, en entrant, des camarades venant d’autres établissements que les cours complémentaires. Ils parlent de leur lycée, « le bahut », où ils ont choisi l’option moderne alors qu’existe l’option classique avec latin et grec. Leur choix se justifie par le fait qu’à l’Ecole normale on privilégie le cursus des études modernes qui débouche, pour le baccalauréat, sur la section sciences expérimentales, considérée comme la plus propre à former de bons instituteurs généralistes. Ainsi s’établit un équilibre entre le français, la philosophie, les langues, l’histoire et la géographie, les sciences mathématiques exactes et naturelles.

Je constate mon retard par rapport à la modernité de l’enseignement qu’ont reçu mes camarades. Leur apprentissage des langues n’a pas été comme le mien chaotique. Ils viennent des lycées de Sens, d’Auxerre, de Nevers et parlent déjà fort bien l’anglais ou l’allemand alors que je m’accroche difficilement à l’anglais. Je pense que se marque ainsi l’avantage des lycées par rapport aux cours complémentaires, quoique je relève une exception celle des élèves venant du cours complémentaire de Corbigny dans la Nièvre où le professeur d’allemand M. Polté prépare pour le concours d’entrée des élèves brillants[30]. Quant aux sciences, mes camarades parlent d’un enseignement soutenu par des expérience faites en laboratoires dont j’ignorais qu’elles puissent exister. Ils ont suivi des cours de musique avec apprentissage du solfège, des cours d’éducation physique, de dessin, donnés par des professeurs spécialisés, avantages que je n’ai pas eus et qui permettent au moment où se fait le total des notes au concours de départager les candidats sur des matières secondaires : dessin, musique, éducation physique, candidats qu’un demi -point ou un quart de point séparent. Les professeurs d’Ecole normale prennent en compte cette diversité d’origine et savent réaliser la synthèse pour donner une homogénéité à la classe de 25 élèves qu’ils reçoivent. Ils viennent tous des départements de l’Yonne et de la Nièvre, sauf moi qui viens d’ailleurs. Entré après les autres, en novembre 1950, les tables étant faites au réfectoire, on me sert sur une table à part ; à part, je le suis d’abord par mon accent auvergnat, fortement marqué par la langue d’oc chantante face à la gouaille parisienne des élèves de Sens ou aux roulements des «r» des Morvandiaux. Autre particularité : fils de mineur, mon origine se rappelle à moi et éveille la curiosité quand, après ma rentrée, la presse et la radio font état d’un accident aux mines de Messeix. Un éboulement, comme il s’en produit souvent, a isolé plusieurs ouvriers dans une galerie. Ils réussissent à se libérer en se glissant dans un tuyau d’aération qui n’a pas subi un écrasement total. Un mois après ma rentrée, un autre événement intervient. Pendant le cours d’éducation physique je suis frappé par un malaise cardiaque qui se révèle être, après examen médical, la conséquence d’un rétrécissement mitral. Cette affection m’interdit pendant ma scolarité de pratiquer tout sport. Je peux utiliser les trois heures de cours par semaine, que suivent mes camarades en éducation physique, à lire et à rédiger les réponses au questionnaire que donne le professeur de français pour préparer chacun de ses cours. Je consigne cela sur un cahier, que nous possédons tous, vérifié régulièrement et noté. Mes rédactions établies passent au retour de mes camarades de main en main, ceux-ci recopiant sur leur propre cahier les réponses que j’ai rédigées. Ils me font confiance quant à la pertinence de l’analyse que je présente et ils s’étonnent quand je leur dis, qu’au cours de mes vacances creusoises, j’ai lu Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains, les Thibault de Roger Martin du Gard, Jean-Christophe de Romain Rolland et tout Jules Verne : tant et tant de volumes accumulés. Je compte beaucoup sur le français pour pallier mes insuffisances en mathématiques et en langues. En fin de deuxième année arrive le premier bac. Je dois réussir car un échec est sanctionné par une exclusion de l’Ecole normale avec l’obligation de rembourser à l’Etat les deux années d’études effectuées[31]. Grâce au français et au coefficient accordé à la matière, je suis reçu. Mon examinateur me donne la note 16 après l’interrogation orale que je viens de subir et il m’indique que ce bon résultat s’ajoute à la note 15 obtenue en rédaction à l’écrit. Avec cette prédisposition pour le français, je suis autorisé à préparer le deuxième bac en classe de philo-lettres dans une Ecole normale d’un chef lieu d’académie. Le directeur choisit pour moi une affectation à Clermont-Ferrand : « Comme cela – me dit-il – chaque matin vous verrez votre Puy de Dôme. » Mon ami Kinéder part, lui, en maths-élem à Dijon. J’accueille ce retour au pays avec joie. Il est vrai que depuis deux ans, je suis privé de mon Auvergne. Mes faibles moyens financiers et l’éloignement ne permettent pas que je gagne Messeix pour les petites vacances de Toussaint ou de Mardi Gras. Je reste à l’Ecole normale, l’un des seuls avec un ou deux élèves de l’assistance publique, invité à déjeuner une ou deux fois par mes correspondants monsieur et madame Limier, qui possèdent une maison à Auxerre ; réfugiés, pendant la guerre chez mes grands-parents, à Bourganeuf, ils n’oublient pas la chaleur de l’accueil reçu. Les sorties, en dehors des vacances, ont lieu le dimanche après-midi. Nous fréquentons le cinéma tout proche, si une colle ne nous retient pas à l’internat ; nous croisons en chemin le groupe des élèves maîtresses de l’Ecole normale de filles toute proche, en rang, très étroitement encadrées par la surveillante afin d’éviter tous contacts avec nous, selon les directives très strictes de la directrice, madame Santucci, à la rigueur d’abbesse. Traditionnellement chaque année, en mai, des relations se nouent entre normaliens et normaliennes de mêmes promotions. Cette sortie commune clandestine provoque des idylles qui débouchent souvent sur un mariage à la sortie de l’école, ce qui fut mon cas. Le couple affecté dans les départements de l’Yonne et de la Nièvre, selon le choix fait au moment du concours, reçoit une nomination sur un poste-double dans la campagne nivernaise ou icaunaise.

Nous suivons un enseignement conditionné pour exercer notre métier essentiellement dans la France rurale dans la lignée des hussards noirs de la République. La tradition se rappelle à nous par notre installation matérielle dans le vaste bâtiment de l’Ecole normale situé à Auxerre, lieu de naissance de Paul Bert, au haut d’une avenue de tilleuls, dans un quartier calme à distance du bruit de la ville. Ce bâtiment style 1880 - 1890, avec ses hautes grilles en fer de lance, sa cour d’honneur et son portail monumental s’ouvre sur un intérieur bien protégé. On retrouve au rez-de-chaussée, les classes, les espaces et installations de sports, le laboratoire, le réfectoire et au premier étage le dortoir. Dans l’enceinte de l’école se situe le grand jardin d’application pour instituteurs ruraux avec ses plates - bandes, ses serres, ses espaliers ; là nous apprenons à tailler, à greffer, à cultiver les légumes en amendant le sol de manière rationnelle. Il nous est recommandé d’entretenir le jardin de l’école où nous serons affectés afin de montrer à la population qu’on est de plain-pied avec elle. En quatrième année en plus des stages que nous suivons à l’école annexe ou en écoles d’application en ville ou en campagne devant les élèves, le directeur des services agricoles du département vient nous donner des cours d’agriculture. Ceux-ci font l’objet d’une épreuve comptant pour l’obtention du certificat de fin d’études normales. Pour cette préparation nous visitons près d’Auxerre le centre d’insémination artificielle des bovins et allons même jusqu’en Morvan à l’Abbaye de la Pierre Qui Vire où les moines, fabriquant leurs fromages, nous ouvrent les portes de leur ferme modèle. Nous devons accompagner, en généralistes, la mutation du monde rural tandis que certains de nos collègues, plus spécialistes, se déplacent de village en village, nommés sur des postes de maîtres itinérants agricoles. Je suis attiré par cette vie d’instituteur rural et je ne regrette pas de ne pas avoir préparé le concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud comme on me le recommandait à l’issue de ma classe de philo- lettres pour devenir professeur du second degré. Le titre de professeur m’est toujours apparu comme une prétention à entrer en bourgeoisie et de ce fait comme une trahison de ma classe sociale. Je découvre là ma véritable vocation celle d’éduquer le peuple dont je suis issu. Lorsque l’intendant qui nous affecte aux tâches ménagères chaque matin exige qu’elles soient bien exécutées nous ne tournons pas en dérision le rappel aux valeurs que met en avant son interpellation « Vous n’avez droit à aucun manquement. Jeunes gens vous êtes l’élite de la Nation. La République compte sur vous. »

Une autre ligne d’orientation structure notre éducation d’élèves-maîtres celle de défense de la laïcité. Bien que nous soyons presque tous de formation catholique, nous avons pris nos distances avec l’éducation reçue. Nous considérons que l’enseignement donné par la République doit s’incarner dans l’école publique, l’école qui rassemble. Nous pensons que l’enseignement privé catholique finira bien par se soumettre dans la longue marche vers le progrès et la lumière qu’incarne le positivisme imprégnant l’enseignement que nous recevons. Notre formation intègre aussi l’animation que nous serons amenés à donner autour de l’école. Le groupe des Eclaireurs de France, auquel j’appartiens, manifeste en quatrième année son activité par un apprentissage du scoutisme laïque et par quelques prestations en séances de marionnettes que nous donnons dans les écoles de la ville. Nous effectuons aussi de longues marches sac au dos le dimanche dans la campagne auxerroise. Feu de camp et chants ponctuent ces sorties. Nous investissons même une nuit, enveloppés dans nos sacs de couchage, la grotte du père Leuleu, grotte préhistorique dominant la vallée de la Cure sur la route d’Auxerre à Avallon qu’a habité un original du même nom.

En quatrième année, le syndicalisme du syndicat national des instituteurs (SNI) entre chez nous, lié aux mutuelles en particulier la mutuelle générale de l’éducation nationale (MGEN) que nous considérons comme utile pour être bien protégé. Je me syndique sans conviction et feuillette distraitement l’Ecole libératrice. Rémunérés en cette année de formation professionnelle nous commençons à nous intéresser à nos salaires ; mais comme nous sommes habitués à manquer d’argent aucun de nous se soucie vraiment de ces problèmes. Ils apparaissent à notre premier poste. Dans l’obligation où nous sommes de financer nos déplacements, d’assurer notre hébergement et notre nourriture, très vite est absorbé notre très faible viatique financier mensuel. Je m’intéresse peu à la politique. Quelques camarades disent appartenir au parti communiste, par ce biais 1’antimilitarisme, l’anti-colonialisme, l’anti-capitalisme pénètrent dans nos Ecoles normales. Ce parti très puissant encore en 1953 à la mort de Staline veut la paix en Indochine et freine le départ du corps expéditionnaire. On apprend qu’un militant communiste Henri Martin qui s’est opposé au départ des soldats en Indochine est emprisonné. Le slogan «Libérez Henri Martin» se répand comme une traînée de poudre partout en France.
Ma promotion est marquée par un épisode un peu singulier. Entre 1951 et 1953 la guerre consomme beaucoup de cadres. L’armée cherche à se faire mieux connaître et aimer ; elle envoie de ses officiers dans les écoles normales. Pourquoi ne pas essayer de puiser chez les futurs instituteurs qui restent sensibles, pense-t-on, en bonnes« élites » qu’ils sont, au fait qu’en suivant une préparation militaire élémentaire ils puissent accéder à la préparation militaire supérieure débouchant pour eux sur le grade d’officier pour l’accomplissement de leur service militaire.
Avec l’accord du directeur, un commandant et quelques officiers nous rassemblent dans la salle de réunions pour vanter les mérites d’une telle filière. Des cris fusent «Libérez Henry Martin ! » que les orateurs ne peuvent faire taire. Devant l’hostilité qui se manifeste en un chahut d’étudiants ceux-ci préfèrent quitter la salle.
 Dans la légende partisane et syndicale de toute la France l’Ecole normale d’Auxerre devient un foyer glorieux et modèle d’antimilitarisme et d’anticolonialisme raconte dans un ouvrage récent mon camarade de promotion Albert Salon[32].
 Il reçoit, lui, le plus cocardier d’entre nous, une invitation à une sorte de congrès organisé dans la banlieue parisienne à Saint-Denis ou Aubervillers par une organisation communiste pour représenter la valeureuse Ecole normale d’Auxerre « en révolte ». Il s’y rend avec un autre ami. Un voyage à Paris et un court séjour aux frais de la princesse dont Albert Salon, l’ancien fils de femme de ménage, l’ancien instituteur rural, l’ancien élève de l’Ecole nationale d’administration (ENA), le conseiller culturel dans différentes ambassades qui a terminé sa carrière comme ambassadeur de France à la Jamaïque, gaulliste convaincu, souverainiste, mon ami de toujours, dit garder un bon souvenir de ces événements sans que ceux-ci aient infléchi en quoi que ce soit ses convictions. Il s’inscrit, les jours suivant le chahut et son déplacement dans la région parisienne, à la préparation militaire élémentaire comportant tir à la carabine 5,5, au Mauser, et au lancer de grenades, sans trop subir de quolibets[33].

Avec mon retour à l’Ecole normale d’Auxerre pour effectuer ma formation professionnelle, je jouis d’un certain prestige auprès de mes camarades de promotion. Je rédige mon mémoire de fin d’année sur la vie et l’oeuvre de Saint-Exupéry[34].
« Littérature facile, bons sentiments » me dit-on. J’ai un peu honte de ne pas avoir choisi Malraux comme l’un de mes camarades qui l’a rencontré ou Sartre, pourquoi pas Céline dont on découvre l’originalité, tandis que Colette, proximité de la Puisaye oblige, réapparaît avec le Fanal Bleu[35] que j’incite le directeur à lire par le truchement d’une page d’écriture qu’il m’a imposée suite à une carence dans ce domaine.
 Cette carence, pendant toute ma scolarité, a entraîné régulièrement dans les rédactions présentées au professeur de français le retrait de deux points voire de quatre sur ma note pour mauvaise écriture. Elémentaire vertu que celle de la calligraphie parfaite dont on doit faire partager la nécessité aux élèves, en donnant l’exemple.

Ma classe de philo à Clermont m’a fait découvrir bien sûr Descartes, Kant mais aussi Gabriel Marcel, Sören Kierkegaard, Henri Bergson, les existentialistes, Sartre, sa philosophie compacte, son théâtre. Au cours d’un séjour dans ma famille à Paris j’assiste à la représentation de la pièce Le Diable et le bon dieu avec Pierre Brasseur. Quant à Albert Camus, face à originalité de son éthique dépouillée débouchant sur l’absurde, je me réfugie dans la lecture de son théâtre porté par des acteurs de renom Maria Casarès, Serge Reggiani… Caligula, les Justes.

L’Ecole normale me tire vers un univers autre, moi qui n’ai vu à Messeix que le théâtre présenté par les prisonniers de guerre à leur retour des camps. Ne me quitte pourtant pas le souvenir de l’insolite prestation de ceux qui jamais, travaillant à la Mine « au jour », quatre années avant, auraient eu l’idée de se grimer, de se déguiser, pour faire rire sur scène leurs amis qui ont échappés aux barbelés, tous mineurs « de fond » réquisitionnés et maintenus de ce fait dans leurs foyers familiaux. L’ouvrier a en lui une telle pudeur.
Pourtant une circonstance fait que je découvre ce besoin de culture chez eux grâce à une représentation des Fourberies de Scapin par le Théâtre de Bourgogne. Quel étonnement pour moi, quels souvenirs émerveillés encore quand m’arrivent les réactions des rires formidablement enthousiastes de cette population portée par la verve des acteurs qui présentent Molière, comme il aurait aimé l’être, devant ce commun peuple qui regagne à la fin du spectacle ses petites maisons de la cité. Je pense qu’ils vivent comme moi avec la lumineuse impression d’avoir eu le privilège de toucher à un autre monde. Celui-ci va danser dans la tête de chacun après que les comédiens auront quitté ce fonds d’Auvergne escarpé : petite troupe portée vers une autre localité. J’image cette troupe embarquée dans le chariot grinçant dont je découvrirai plus tard l’authentique image dans le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier.

Pour banale qu’elle soit jugée[36] l’éthique de Saint-Exupéry m’a inspiré une ligne de vie. L’engagement… Le dépassement de soi… la spiritualité… la poésie du Monde… Cet apport m’a préservé de la conception strictement laïque avec son corollaire le rationalisme et l’anti-cléricalisme qui valait dans ma formation à l’Ecole normale.
J’ai gardé dans le combat syndical et politique que j’ai mené afin de changer la société cette vision totalement idéaliste, même si autour de moi on a pu s’en moquer.

Instituteur nivernais : mes premiers postes

Mon engagement prend ses racines dans la réalité de mon métier. Bien qu’originaire du Puy- de-Dôme, je m’intègre très vite à la mentalité nivernaise dont j’appréhende la richesse par ma nomination dans des postes successifs.

Mon premier poste est Suilly-la-Tour en 1954-1955, à la limite du vignoble de Pouilly-sur-Loire, dans la riche terre à blé du plateau du Donziais qui domine le Val de Loire. Les instances académiques m’ont nommé à proximité de la ligne de chemin de fer Paris- Clermont-Ferrand. Je peux ainsi gagner Messeix facilement. J’enseigne à l’école de garçons dans des classes allant du cours élémentaire à la classe de fin d’études.

Début novembre 1954 je subis, devant un jury de trois personnes, présidé par l’inspecteur primaire, la première inspection qui, favorable, me permet d’obtenir mon certificat d’Aptitude Pédagogique. J’accède ainsi en janvier 1955 à la titularisation.
 Je m’installe dans l’une des pièces du vaste logement de fonction que n’a pas laissé en bon état mon prédécesseur, parti à la retraite sous une hostilité sourde de la population. Je prends pension à l’hôtel-restaurant tout près de l’église. Je dîne le soir à la table commune où s’assoient, devant leur carafe de vin blanc, de nombreux villageois, porteurs de bonnes ou de mauvaises nouvelles. A midi on m’apporte mon repas à l’école, je dois surveiller les élèves habitant les villages éloignés, venus à pied ou à bicyclette, dont je fais réchauffer la gamelle que leur famille a préparée.

Au cours de ce séjour je subis la pression du Château[37] qui tient en tutelle l’Eglise[38] dont le curé n’hésite pas un jour à venir chercher à l’école deux de mes élèves, enfants de chœur, pour servir un office. Je veille à ne pas exprimer mes opinions politiques que j’échange prudemment avec le secrétaire de mairie qui se présente comme socialiste, fidèle à l’orientation majoritaire du département du Nord d’où il vient. J’apprends à tenir ma place et à me faire respecter sans aller au conflit. La chance a voulu qu’aucun mot d’ordre de grève n’ait été lancé par le SNI, auquel j’appartiens, mot d’ordre auquel j’aurais répondu, après avoir averti les parents, en fermant l’école. Je pars, accompagné du respect de tous, car j’ai eu l’occasion de faire mes preuves grâce au succès que j’obtiens à l’examen d’entrée en classe de 6ème d’un de mes élèves, fils du très influent directeur de la carrière qui emploie de nombreux ouvriers. Cela me vaut, à l’issue de l’examen, l’invitation à déjeuner dans un bon restaurant de Cosne.
Je boucle donc mon année du mieux qu’elle pouvait l’être mais avec la conscience d’avoir été tenu un peu à l’écart par une petite bourgeoisie locale, pleine de prétention qui ne manquait pas une occasion de me faire sentir la distance qu’il y avait entre leur condition sociale et la mienne, fort modeste, de jeune instituteur débutant.

Je subis une courte interruption de 10 jours suite à la résiliation de mon sursis militaire, du 19 avril 1955 au 28 avril 1955. Je suis affecté au groupe de transport 507 à Sathonay près de Lyon, je dois après 3 mois d’instruction rejoindre la Tunisie. Mon affection cardiaque décelée au cours ma première année d’Ecole normale donne lieu à une entrée dans un hôpital militaire pour examens complémentaires avant mon départ en Tunisie. Je subis trois conseils de révision dans les hôpitaux militaires de Dijon et de Lyon. Au premier examen on me fait remarquer qu’élève de l’Ecole normale d’Auxerre on passera outre mon affection cardiaque pour m’envoyer rapidement là où se déroulent les combats, suivi que je suis par le contentieux de la réunion agitée où des officiers ont été conspués. Je subis de nombreuses investigations médicales au terme desquelles on me renvoie dans mes foyers par crainte je pense que l’Armée doive assumer une éventuelle défaillance physique radicale.

En septembre 1955, je suis nommé, à ma demande, adjoint à l’école primaire de garçons de Clamecy. Je me rapproche ainsi de ma future épouse, institutrice de l’Yonne, affectée à Festigny, petite localité près de Coulanges-sur-Yonne, à une vingtaine de kilomètres de Clamecy. Après notre mariage en mars 1956 nous occupons le logement de fonction de cette école à classe unique et j’effectue chaque jour les trajets, depuis Clamecy, par le car qui va de Nevers à Auxerre[39].
A Clamecy, je pratique mon métier, en équipe. Cette cité reste marquée par les luttes ouvrières des « flotteurs[40] » de la rivière Yonne et la mémoire de grands écrivains : Claude Tillier et Romain Rolland. Une mentalité frondeuse liée à l’indocilité gauloise d’un Colas Breugnon. Les locaux du cours complémentaire jouxtent ceux de l’école primaire, avec une cour commune, où les enseignants des deux entités devisent, aux récréations. Une hostilité se manifeste de la part de certains collègues du cours complémentaire contre le SNI accusé de ne pas reconnaître leur spécificité de professeur qu’ils considèrent différente de celle de l’instituteur. Ce fait me heurte comme le ferait une trahison. Je prends spontanément le parti pour le camp de ceux qui maintiennent avec fierté leur appartenance au corps des instituteurs, héritiers des hussards noirs de la République dont SNI est l’expression. Ce réflexe plait à Pierre Guenot qui enseigne le français au cours complémentaire (CC), conseiller syndical de la section de la Nièvre du SNI, il est à l’origine de ma prise de responsabilité effective dans la marche du syndicat peu d’années plus tard.
Je suis sur le plan politique proche du parti socialiste SFIO, suivant en cela ma tradition familiale. Je constate que l’affirmation de ce choix est appréciée par mon entourage hostile à François Mitterrand.
Celui-ci, député de la circonscription, revendique sa réélection au scrutin du 2 janvier 1956. Nous sommes en pleine guerre d’Algérie. Au cours des repas de midi et du soir que nous prenons à la pension de familles du Crôt Pinson, entre jeunes instituteurs et jeunes fonctionnaires affectés à Clamecy, les discussions vont bon train. Un ami postier, militant de la SFIO, nous dit soutenir la position de son parti quant au bien fondé d’une intervention militaire et il milite pour que les jeunes socialistes revendiquent des responsabilités de commandement quand ils seront affectés avec leur contingent afin de contenir l’influence de l’armée de métier. Je mets au compte d’un certain aveuglement militant cette argumentation qui me paraît difficilement acceptable. Cela me renforce dans le choix que j’ai fait de prendre mes distances à l’égard de la politique de Guy Mollet. Nous saisissons une occasion d’aller constater sur place à Château-Chinon, alors que la campagne des législatives bat son plein, si les préventions qu’ont mes amis à l’égard de François Mitterrand sont justifiées.
Un jour de décembre 1955 on apprend que celui-ci s’est rendu, dans l’après-midi, à Brèves près de Clamecy pour tenir une réunion. Les habitants, appartenant à l’association des bouilleurs de cru « Notre Goutte », ont fait sonner le tocsin à son arrivée[41] et l’en ont empêché.
La réunion prévue à Château-Chinon le soir de ce même jour promet d’être animée : Pierre Poujade suivi de ses commandos annonce qu’il va porter la contradiction. Autant par goût du pittoresque que par goût de l’information nous embarquons dans la voiture d’Emile Guillien, un vrai Morvandiau habitué aux routes de la région. Après les 70 kilomètres avalés en un temps record, à notre descente de voiture, des vociférations, des hurlements nous indiquent que la réunion est commencée. Nous entrons dans la salle : des projectiles volent dans tous les sens et surtout en direction de la tribune où sans se départir de son calme parle François Mitterrand. Je n’ai jamais vu un tel déchaînement de violence au cours de nombreuses réunions que j’ai suivies dans ma vie militante. André Rousselet qui fut l’un des lieutenants dans cette campagne nivernaise évoque la bataille [42] : « On n’imagine pas ce qu’étaient les poujadistes de ce temps-là. Les réunions publiques face à eux qui allaient poings fermés et l’injure à la bouche étaient épuisantes. Je me souviens qu’un jour François Mitterrand a dû progresser vers la tribune entre deux rangées de participants qui lui crachaient à la figure, hurlant « Dien Bien Phû trahison ! » « Algérie fellagha ! ». Son courage en ces occasions est exemplaire et m’a même étonné. C’est là que j’ai compris que sa qualité primordiale n’est pas l’habileté, certes exceptionnelle, mais la fermeté d’âme. »
A la fin de la réunion nous sommes allés saluer François Mitterrand blême, exténué. Par son courage, il avait gagné notre estime.

De 1956- 1960, je suis nommé en poste double à Courcelles dans les collines du Nivernais : calme et ronde jovialité d’un village vivant en autarcie, jouxtant Corvol l’Orgueilleux où mon Oncle Benjamin faisait ses frasques.
Je découvre la France rurale et une pratique du métier sur les pas des hussards noirs de la République.

La vie d’un couple d’instituteurs à l’école rurale de Courcelles

Alors que la France bascule vers la modernité, la vie dans nos postes ruraux n’a guère changé depuis Jules Ferry. Le 22 décembre 1956, il neige en cet hiver particulièrement rigoureux. Dans le logement de fonction refait à neuf pour recevoir notre couple d’instituteurs, on attend la naissance de notre fille. La cuisinière ronfle bourrée de bûches. Dernier jour de classe avant les vacances de Noël et voilà que la venue de Véronique s’annonce.
Sur la route enneigée, je pédale en pleine nuit vers le village sur un vélo qu’on m’a prêté pour aller téléphoner à la clinique du docteur Barbier, à Clamecy afin d’annoncer notre arrivée, depuis la cabine téléphonique située dans la salle de café dont je réveille, en frappant au carreau, la propriétaire. J’informe au passage le colonel Perruchet préposé au convoyage dans sa vieille Hotchiss aux énormes gardes boues, qui doit être prête, tant il s’est entraîné depuis quelques jours à la faire « tourner » à vide pour qu’au signal la prestation du chauffeur soit parfaite.
 J’accompagne ma femme. Madame la colonel se charge pour la journée de s’occuper des quarante élèves de l’école : cela – nous dira-t-elle – lui rappelle un métier qu’elle a pratiqué au Maroc où son mari était en garnison.

C’est un grand événement dans le village où nous sommes installés depuis la rentrée scolaire de 1955, dans deux classes. L’une, séparée de l’appartement de fonction par une porte, celle des petits (classe enfantine - CP - CE1 : 21 élèves). Je m’occupe de l’autre classe celle des grands (CE2 - CM1 - CM2 - fin d’études) située dans un autre corps de bâtiment tout contre la salle du conseil municipal.
Faute de remplaçant durant le congé de maternité j’ai rassemblé petits et grands dans ma salle de classe qui accueille aussi une vaste scène à tréteaux sur laquelle, les soirs d’hiver, les gens du village, sous la direction du colonel Perruchet, animateur d’une amicale qui regroupe hommes, femmes, enfants, autour de l’école, répètent des pièces de théâtre, en cours actuellement « Le testament du père Leuleu » de Roger Martin du Gard.
L’école, en plein champ, isolée se situe à égale distance (un bon kilomètre et demi), entre le bourg de Courcelles et son village de Chivres.
Un grimoire, que j’ai découvert dans les archives, montre qu’ainsi a-t-on tranché au moment de décider de la construction à la fin du XIXe siècle.
Nous bénéficions des avantages de la pleine campagne. A la belle saison, chantent dans notre cour les faisans descendus du coteau tout proche tandis que le parfum de la reine des près dans la prairie où coule la paisible Sainte Eugénie se mêle aux senteurs des fleurs du gros tilleul dans lequel bourdonnent les abeilles. 
Nous sommes en Nivernais[43]. Le relief est tout différent de celui du Morvan : altitude plus faible (rares sont les points dépassant 400 mètres), larges vallées, souvent vastes horizons et paysages calmes. Des buttes aux flancs raides y sont souvent nettement dégagées : Montenoison : 417 mètres ; le Mont Sabot : 380 mètres ; le Mont Lidou : 361 mètres.
La route nationale 77, Nevers- Sedan qui suit d’abord la vallée de la Nièvre, prend une autre vallée à Varzy, celle de la Sainte Eugénie jolie petite rivière qui, confondue avec le Sauzay à Corvol l’Orgueilleux, se jette dans l’Yonne à Clamecy à 13 kilomètres.
Pour atteindre le bourg de Courcelles depuis Varzy, il faut remonter 7 kilomètres sur le nord, le bourg s’édifie sur les dernières pentes d’un coteau prolongeant le Mont Lidou et face à l’est cerné par des collines plus basses.
Dans ce paysage Claude Tillier a situé les aventures de Mon Oncle Benjamin ; la vallée du Beuvron, à Clamecy accueillant, quant à elle, la truculence du Colas Breugnon, de Romain Rolland, le menuisier [44].
Revêtu de la blouse grise traditionnelle, ma leçon de morale terminée, je jette un regard, par la fenêtre de ma classe, vers le Mont Lidou, au loin, ayant conscience que je fais corps avec ce paysage et avec les gens qui l’habitent.
Entre Varzy, la Chapelle Saint-André, Corvol l’Orgueileux, Saint-Pierre-du Mont, et Villiers-le-Sec, s’étendent les 933 hectares de territoire communal dont un tiers en terres labourables, un tiers à peine de bois (300 ha) et seulement moins du cinquième en prés (170 ha). Ajoutons 14 ha de vignes et une soixantaine d’hectares en friches en passe de devenir sapinières[45]. L’avantage de la commune est d’assurer gratuitement à chaque foyer quelques dix stères de bois de chauffage par an.
L’instituteur doit se soumettre, le printemps venu, à l’obligation d’aller débiter dans la forêt le bois qu’on a abattu, chaque part porte un numéro. Cette opération nous la réalisons, le colonel Perruchet et moi, de concert, nos épouses venant nous rejoindre apportant le déjeuner ; mais, dès le matin, déjà, nous avons scié, débité, mis en tas notre « affouage »[46]. Il eût été mal apprécié que nous négligions de porter attention à cet événement qui se déroule chaque année presque sous la forme d’une fête rituelle. Toute la population se retrouve dans les bois. Le colonel et moi nous retenons l’attention des habitants qui savent rapporter dans le village nos mésaventures de travailleurs manuels malhabiles. Ne dit-on pas que nous avons dû décoincer à la hache le passe-partout bloqué au milieu d’un énorme tronc.

Ici on vit en autarcie. Seize exploitations agricoles mettent en valeur les quelque 400 hectares de terres. Cinq fermes se situent entre 50 et 100 hectares, huit entre 20 et 50 hectares et trois ne dépassent pas 20 hectares. L’activité agricole se partage entre cultures et élevage. Le blé produit en moyenne 18 à 20 quintaux à l’hectare. L’orge avec une vingtaine de quintaux et l’avoine sont quasi en totalité consommés sur place par le bétail. L’élevage porte sur le cheval. Ainsi avec une dizaine de poulinières on vend les poulains à six mois à Varzy, à Champlemy ou à la Sainte Catherine à Tannay, toutes foires par lesquelles à l’époque se font les transactions. On vend les veaux des bovins charolais à deux ans pour l’embouche. Quant à l’aviculture elle est active au moment des fêtes de fin d’année. Par contre on vend à deux mois, à Varzy, les porcelets. On en conserve certains pour les engraisser. Ils sont destinés soit à la consommation soit à la vente.
Malgré la faiblesse des rendements en céréales, si on les compare à ceux obtenus aujourd’hui, on peut, en combinant culture et élevage, envisager de vivre en autarcie.

A proximité des grandes forêts nivernaises il y a du travail pour cinq bûcherons, dont trois de nationalité espagnole. Les enfants de ces familles étrangères s’intègrent facilement grâce à l’école. Un petit Espagnol a fait honneur à la commune et à l’école, en « décrochant » la place de premier du canton au certificat d’études. Ont bénéficié de ce prestige l’élève et l’instituteur.
Vingt-cinq ouvriers se partagent entre les papeteries de Corvol l’Orgueilleux et l’usine de produits chimiques de Clamecy. Il y a seulement quatre salariés agricoles pour l’agriculture. Mais, la mécanisation se développant, la structure de l’agriculture va rapidement changer. La commune a trois menuisiers - charrons, un serrurier d’art, deux cafés dont un avec tabac, un brocanteur.
 Des commerçants : bouchers, primeurs, boulanger, viennent de Varzy ou de Corvol et font de la vente ambulante. Une agence postale est tenue par l’épouse du secrétaire de mairie.
A Courcelles, on comptait 497 habitants en 1911, seulement 344 en 1936 enfin 321 au recensement de 1954. La liste électorale annonce 230 électeurs. En 1957, l’état civil a enregistré 5 naissances, 3 mariages et 5 décès. Les structures officielles se présentent ainsi, Louis François, agriculteur, est à la tête de la municipalité depuis 1950 secondé par Charles Billaut, retraité de la sécurité sociale. Gaston Jean, secrétaire de mairie les assiste et remplit aussi le rôle de correspondant postal avec son épouse. Jean et Arlette Battut, instituteurs, ont ensemble actuellement quarante et un élèves. Le culte est assuré par l’abbé Legrand, curé de Corvol-l’Orgueilleux. Enfin Lucien Cault[47] a été choisi pour conduire le syndicat agricole, tant communal que cantonal. 

Nous allons subir de plein fouet une mutation qui va nous obliger de gagner les centres de vie importants là où se font les regroupements d’élèves. Il faut que nous soyons opérationnels pour aider à ce que la mutation s’effectue qui nous amène à quitter nos postes ruraux pour aller en ville[48].

Un effectif de quarante élèves à l’école de Courcelles est un record qui plus jamais n’apparaîtra.
Nous quittons ce village en 1960. La classe de fin d’études vient d’être supprimée. S’ouvre le collège de Varzy qui, par le ramassage des enfants tarit les effectifs des écoles du canton dont certaines vont disparaître.

Alors que le monde change, je fais mes premiers pas vers le syndicalisme

Entre temps j’ai assumé à Varzy, en tant que secrétaire cantonal du SNI, la campagne de signatures de la pétition laïque après le vote de la loi Debré en faveur de l’école privée.
Un porte-à-porte difficile et de belles empoignades avec mes amis Perruchet qui, bien que très croyants, m’ont donné leurs signatures, le colonel se rappelant qu’il avait été élève de l’Ecole normale d’Instituteurs de Varzy avant que la guerre de 1914-1917 décide autrement de son destin. Il s’engage dans l’armée. Capitaine puis colonel d’un régiment de tirailleurs marocains il débute sa carrière au Maroc puis participe à la guerre de 1939-1940 où il est fait prisonnier, voulant éviter - m’a-il dit - le massacre de ses tirailleurs qu’il considère comme les meilleurs soldats du monde. Seuls possesseurs d’un poste de télévision, nous passons chez nos amis Perruchet, de longues soirées, Véronique dormant dans son berceau.

Quatre années en école de campagne m’ont marqué tant j’ai eu conscience de vivre les derniers moments d’un monde qui disparaissait pour faire place à un autre[49], un monde où l’on portait un grand respect à l’instituteur même si ses idées politiques ou le sens de ses engagements n’étaient pas partagés par l’ensemble de la population.
Comptaient l’amour qu’on portait aux enfants et le souci qu’on avait de tirer le meilleur de chacun, même du plus faible.

Je reçois les échos de la situation politique à partir des événements de 1958 et des barricades d’Alger puis de l’installation de de Gaulle au pouvoir Guy Mollet étant allé faire allégeance à Colombey[50].
La campagne de signatures de la pétition laïque en 1960 contre la loi Debré d’aide à l’enseignement privé votée le 31 décembre 1959 marque mon premier engagement syndical qu’avait préparé Pierre Guenot au cours de mon année d’enseignement à Clamecy.
Je coordonne l’action de démarchage dans le canton de Varzy dont j’ai été élu secrétaire cantonal par les syndiqués[51]. Je participe trimestriellement à ce titre au conseil syndical départemental du SNI, élargi aux vingt-six secrétaires cantonaux.
En 1960, je suis nommé pour enseigner le français, l’histoire et la géographie au cours complémentaire de garçons de Cosne-sur-Loire[52]. Je découvre une autre palette de mon riche métier. La vie cosnoise sur les rives du fleuve royal invite plus à la langueur et la rêverie[53] qu’aux bousculades de l’action. Mais je suis mis dans l’obligation de m’engager syndicalement avec vigueur compte tenu de l’implantation locale du syndicat national des collèges[54](SNC) qui vient de faire scission avec le SNI. Je dois confirmer le choix de mon orientation que j’avais déjà appréhendé à Clamecy, fidélité à l’entité d’instituteur contre l’entité professeur. L’avenir de mon organisation syndicale le SNI se joue entre ces deux options[55].
Je choisis de militer localement pour la première, ce qui, connu au plan national, m’amène à participer à une réflexion sur la manière dont on peut résister à l’offensive de ceux qui aspirent à devenir professeur.
Je me rends régulièrement rue de Solférino au siège national du SNI pour ce faire. Ma nomination comme secrétaire de la section de la Nièvre du SNI en 1963 consacre la pérennité – pour la renforcer – de ma fidélité à la ligne choisie.

Le choix de la fidélité à un idéal et à une classe sociale sont les raisons de mon engagement militant.

En plus de la nécessité de faire un choix entre « instituteur » et « professeur », l’existence et la confrontation de deux courants du mouvement ouvrier me plaît dans le SNI qui se manifeste par l’émulation entre orientations « communisante » et « socialisante ».
Issus du PCF et du parti socialiste SFIO ces deux courants irriguent la vie de mon organisation de masse (elle syndique 80% du corps), très structurée, près du peuple, obéissant aux mots d’ordre de manière disciplinée et puissante.
J’aime que le SNI s’ouvre ainsi à une large communauté rassemblée pour un idéal, qui en plus de l’émancipation ouvrière, se fixe, par la vision laïque, l’ambition d’installer un monde fraternel, réconcilié au-delà des Eglises.

Jeunes militants non communistes, la guerre d’Algérie à laquelle nous sommes appelés à participer, nous touche de plein fouet. Le parti socialiste SFIO, duquel nous devrions nous sentir proche, ne peut à nos yeux s’exonérer de sa responsabilité dans la conduite de cette guerre et nous nous éloignons de lui. Progressivement le SNI devient notre véritable parti socialiste, comme tel il remplit son rôle de synthèse entre la politique et le syndicalisme.

Pour la grande majorité des instituteurs, l’attachement au SNI tient d’abord à un soutien à la pratique de leur métier, gage de sécurité face aux attaques de l’administration et des pouvoirs politiques locaux.
 La coopération avec les parents d’élèves s’établit de manière efficace par la fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) qui partage les options fondamentales du monde enseignant. La protection s’étend aux domaines essentiels de notre vie, la MGEN pallie les insuffisances de la couverture sociale, la mutuelle d’assurance automobile des instituteurs de France (MAAIF) assure nos voitures, nos meubles, nos maisons, la coopérative de consommation des adhérents de la mutuelle assurance des instituteurs de France (CAMIF) propose des choix de produits à consommer. Militants, investis dans la gestion de ces organisations, que nous appelons des « œuvres », nous prouvons qu’on peut organiser sa vie dans une société capitaliste, sans faire la révolution d’où l’accréditation de réformiste dont on taxe le courant socialisant et qui convient parfaitement à la majorité des instituteurs.
Ils regardent comme suspectes la tendance communiste trop inféodée, selon eux, au PCF, ainsi que les tendances révolutionnaires troskistes qui réunissent des rêveurs sympathiques, dont la seule utilité pour la majorité du syndicat est d’apporter un appui dans les votes contre les communistes quand il le faut.
Quant aux revendications salariales, le double salaire par le fait des couples d’enseignants modère quelque peu toute velléité de manifester pour une amélioration individuelle des traitements.
Les instituteurs trouvent compensation à cette modeste rémunération par les vacances accordées et la vie à la campagne, mais également par la conscience d’apporter aux enfants des plus petits villages de France les possibilités de promotion par l’éducation.

Depuis mon arrivée dans la Nièvre en 1954 je retrouve dans les villages nivernais où je vis la même atmosphère que celle du début du siècle. Je me sens en totale adéquation avec la manière dont François Mitterrand parle de son enfance charentaise[56]. Les souvenirs de mes vacances creusoises reviennent à moi et je partage avec lui profondément la vision poétique d’appréhender un monde qui disparaît.
C’est bien là ma première rencontre avec cet homme que l’on dénonce dans les milieux laïques comme un adversaire. L’amorce d’une volonté de contact et de collaboration se dessine qui s’accentuera les années passant.
L’histoire de ma rencontre avec lui commence donc par cette appréhension commune de la poésie du monde. Puis se greffe l’adhésion à une aventure émancipatrice à laquelle je vais m’engager à participer avec enthousiasme.

Instituteurs ruraux, héritiers des hussards noirs de la République, « porteurs de flambeaux, serviteurs d’idéal » comme on aime à le rappeler dans nos discours de militants, nous qui avons vu souffrir nos parents, moi à la mine, d’autres dans les champs, comment n’aurions- nous pas été sensibles ensuite au romantisme du combat proposé[57].

Combat politique, combat syndical ; j’ai vécu en spectateur, enfant et adolescent, le spectacle édifiant de ces deux engagements mêlés.
Une exigence s’impose à moi d’abord bien faire mon métier. Je suis persuadé que l’excellence recherchée de ma prestation professionnelle permet que s’effectue de manière suffisamment efficace la synthèse de ces deux voies.

NOTES
[1] Messeix est situé au sud-ouest du département du Puy-de-Dôme à 15 kilomètres des limites des départements du Cantal, de la Creuse, de la Corrèze
[2] Martin Nadaud (1815 - 1898) né et mort à La Martinèche (hameau de la commune de Soubrebost près de Bourganeuf). Maçon de la Creuse. Comme beaucoup de paysans, il s’exile pour travailler à Paris et rapporte au pays les idées progressistes. Il est élu en 1849 à la Législative comme député de la Creuse. Proscrit en 1851 il passe en Angleterre. En 1870, il devient préfet de la Creuse, conseiller municipal de Paris, puis député de la Creuse de 1876 à 1889. Créateur de la formule « Quand le bâtiment va tout va ». Il est, à Bourganeuf, l’objet d’un véritable culte.
[3] Deux patois différents qui faisaient que, dans leurs conversations, mon père et ma mère s’exprimaient en français.
[4] Mon père se souvient d’avoir vu Gierek qui sera dirigeant de la Pologne, enfant, il était venu rendre visite à son oncle qui travaillait à la mine. De nombreux Polonais regagneront leur pays à la Libération attirée par la vie dans un pays communiste, d’autres, démobilisés de l’armée Anders, viendront reprendre leur travail à la mine. Beaucoup feront souche dans notre pays auvergnat.
[5] Logement gratuit, électricité gratuite, charbon gratuit, médecine gratuite (il y a un médecin de la mine).
[6] Nous appelions cela : « la corne de la Mine ». Insolite signal prolongé, au ton plus grave que la sirène des pompiers.
[7] La gare se situe à égale distance entre Messeix et Bourg-Lastic chef- lieu du canton.
[8] On désigne cet ouvrage d’art enjambant le Chavanon et la frontière des deux départements par le vocable « viaduc des deux présidents ». Il joint les circonscriptions électorales de Jacques Chirac et Valéry Giscard d’Estaing, les deux anciens président de la République.
[9] Paul Brugière, Si Messeix m’était conté…, éd. Revoir 2005, 8 allée des Nautes 63830 Nohanent 472p.
[10] Paul Brugière, op. cité. Effectifs 1930 : 930 ; 1940 : 750 ; 1950 : 890 ; 1959 : 808 ; 1963 : 654 ; 1966 : 567 ; 1970 : 372.
[11] Témoignages oraux de mes amis d’enfance Guy Chassagne, Antoine Labonne et avant leur décès de Marc Manuby et de Georges Chadeyron.
[12] Témoignage de Marcel Pinson, né le 7 décembre 1916, résistant, militant socialiste, chef de section à la caisse de Sécurité Sociale des mineurs, ancien maire de Messeix, compagnon de travail de mon père (Propos recueillis en particulier au cours de notre longue conversation du 8 décembre 2005).
[13] Paul Brugière, op. cité p. 361
[14] Laurent Battut Le groupement 22 des chantiers de jeunesse 1940-1941 éd. Anovi 2007
[15] Le Service du Travail Obligatoire (STO) est institué le 4 septembre 1942 avec pour objectif d’envoyer travailler en Allemagne les jeunes Français.
[16] Elle sera libérée le lendemain de son arrestation.
[17] Paul Brugière op. cité p 371
[18] Les menaces sur la fermeture de la mine amènent en 1965 le recours à un maire de droite le docteur Morellon qui a succédé comme médecin de la mine au docteur Moreau. Ce médecin après avoir été le suppléant de Valéry Giscard d’Estaing, député de la circonscription, devient président du conseil régional d’Auvergne. Aux élections municipales de 1977 il est battu par une liste socialiste conduite par Paul Passelaigue, un enfant du pays issu d’une vieille famille commerçante, confrère de Marcel Pinson à la caisse de secours des mines.
[19] En avril 1947 la production augmente de 20% par rapport à celle de 1938. 
[20] Par la loi n° 46-188 du 14 février 1946 ses dispositions sont fixées par le décret n°46-1433 du 14 juin 1946.
[21] A.D. Fonds Jean Battut 74 J Conversation avec Paul Brugière, militant syndicaliste et politique auteur de l’ouvrage « Si Messeix m’était conté... », op. cité
[22] Ils constituaient tous les deux une équipe de « compagnons », au sens littéral du terme ceux qui partagent le pain. L’un piqueur l’autre boiseur ils sont solidement liés. Une amitié qui s’est continuée pendant toute une vie et dont j’assume aujourd’hui, par les relations maintenues, mon devoir de fidélité.
[23] Sa notoriété sera confirmée son élection le 23 septembre 1959 comme maire de Messeix.
[24] Robert Mencherini Guerre froide, grèves rouges ; parti communiste, stalinisme et mouvements sociaux en France, 1947-1948, Paris, Syllepse, 1998, 307 pages.
[25] Jules Moch (1893-1985) ministre de l’intérieur socialiste SFIO mène assaut contre les communistes accusés de menées insurrectionnelles par le déclenchement de cette grève. 60 000 hommes sont engagés dans cette opération, garde républicaine, gendarmerie, police urbaine, compagnies républicaines de sécurité (CRS).
[26] Jean Loiseau est célébré comme un héros.
[27] C’est le 13 décembre 1947 que les groupes CGT-FO font scission suite aux grèves de novembre - décembre 1947 accusant la majorité de la CGT de soutenir le PCF dans sa volonté de « sacraliser son identification à la nation et à la classe ouvrière ». Bien que la base sociologique des groupes CGT-FO appartienne à la Fonction Publique ils ne réussirent pas à attirer les enseignants de la FEN qui, après un référendum mené en mars 1948 (majorité de 82% chez les instituteurs) est favorable à l’autonomisation du mouvement. Cette autonomisation est décidée le 23 mars 1948 au Congrès de la FEN. Des petites composantes de la FEN refusant l’autonomie forment les groupes FEN-FO et FEN-CGT, mais l’essentiel des forces a opté pour l’unité hors affiliation syndicale.
[28] J’apprendrai plus tard que c’est en 1903, dans les vapeurs de la fumée de la fin de leur banquet annuel que les instituteurs de l’amicale de la Nièvre ont composé La Morvandelle qui commence ainsi « Allons les Morvandiaux Chantons la Morvandelle … » « Ce que peu de gens savent, dit Alain Roumégous qui rapporte ce fait dans son étude sur « l’Amicalisme des instituteurs de la Nièvre », c’est que le 3e couplet a été composé à la mémoire des victimes de Napoléon III en référence au coup d’Etat du 2 décembre 1851 :
« On veut la liberté dans nos montagnes noires
Nos frères ont lutté pour elle et non sans gloire
Rêveurs de coups d’Etat, Césars de quatre sous,
Les braves morvandiaux se moquent bien de vous ».
[29] A.D. Fonds Jean Battut 74 J 128-137 Travaux de Jean Battut 136 : Le petit monde de la Voie-Dieu. Manuscrit de Jean Battut, souvenirs d’enfance.
[30] L’excellence de cet établissement sera portée au plus haut sommet par l’un de ses élèves Jean Deygout né en 1929, normalien à Auxerre dans la promotion entrée à l’Ecole tout de suite après la guerre. Ce fils d’ouvrier agricole de Montigny-aux-Amognes dans la Nièvre, agrégé de géographie, deviendra inspecteur général de l’Education nationale, directeur des personnels enseignants puis directeur des écoles au ministère de l’Education nationale. Militant laïque, il fut président de la Fédération des pupilles de l’école publique de 1973 à 1995.
[31] On peut éviter le remboursement en intégrant, pour honorer l’engagement décennal pris, l’Armée, les Postes ou tout autre organisme public. Ce que furent contraints de faire cinq de mes camarades de promotion. L’un d’eux ayant été réintégré exceptionnellement l’année suivante dans la promotion qui me suivait après avoir obtenu son bac dans un lycée de Nevers.
[32] Dans son livre Colas colo, Colas colère France-Empires-Libérations ! Un enfant de France contre les empires L’Harmattan 2007, 293 pages.
[33] Albert Salon Colas colo, Colas colère. France –Empires -Libérations ! Un enfant de France contre les empires. éd. L’Harmattan, 2007 page 60
[34] Le point de départ de ma rédaction est marqué par la citation de Jules Roy « Il n’y a pas de séparation entre la vie et l’œuvre » et je m’applique à démontrer que l’oeuvre de l’écrivain ne fait que compléter et commenter « les efforts loyaux et obstinés d’une vie de héros lancée à la conquête de la grandeur de l’homme ».
[35] Colette Le fanal bleu. éd. Fayard 1949
[36] « Philosophie pour classes terminales » disait- on. On appliquait aussi cette formulation à l’esprit que portait l’oeuvre de Camus.
[37] A proximité sont implantés deux châteaux celui de Presle, le plus influent sur la vie du village, et celui des Granges appartenant aux descendants de Ferdinand de Lesseps qui restaient à l’écart de toute intervention.
[38] Alors que je faisais une leçon histoire sur les Gaulois et que je prononçais le mot de « païen » je suis interrompu par un de mes élèves du cours élémentaire 2e année qui me dit : « Monsieur, moi j’en connais des païens, ce sont mes voisins : ils ne vont pas à la messe. »
 [39] Celui même que j’utilisais lorsque depuis l’Ecole normale d’Auxerre je devais me rendre à Nevers afin de prendre le train pour gagner l’Auvergne.
[40] Depuis 1549, groupés en corporations puissantes ils maintenaient le sens de la liberté et ramenaient de Paris les idées nouvelles quand ils avaient achevé d’acheminer leur train de bois flottant dans l’Yonne, avec leurs longues piques, depuis les forêts du Morvan.
[41] Témoignage écrit que m’a envoyé Gaston Chalon, dentiste à Clamecy, ami de François Mitterrand, le 8 octobre 2003 A.D. Fonds Jean Battut 74 J.
[42] Jean Lacouture : Mitterrand : Une histoire de Français 1 Les risques du métier. Editions du Seuil 1998 page 185. L’auteur note « lors d’une réunion, Yvette Poujade, femme de Pierre, hurle à la face de Mitterrand : « Des types comme vous, il faut les pendre ou les écraser comme des limaces ! ».
[43] « Le Nivernais géographique » ainsi désigné par L. Pouillon et M. Lallemand Géographie de la Nièvre (éd. Delayance, La Charité-sur-Loire 1957.
[44] « Qu’il est plaisant, disait-il, de se trouver, son outil dans les mains, devant son établi, sciant, coupant, rabotant, rognant, chantournant, chevillant, limant, tripotant, triturant la belle et ferme matière qui se révolte et plie, le bois de noyer doux et gras, qui palpite sous la main comme un râble de fée, les corps bruns et dorés des nymphes des bois, dépouillées de leur voile par la cognée tranchée. »
[45] Renseignements pris dans le numéro du vendredi 7 février 1958 de l’hebdomadaire : « L’agriculture de la Nièvre » organe de la fédération des syndicats d’exploitants, de la caisse régionale de Crédit agricole et des coopératives agricoles de la Nièvre, 9 rue Gambetta à Nevers.
[46] Vient du verbe affouer « faire du feu, fournir du chauffage ». Droit de prendre du bois de chauffage dans la forêt communale. C’est la part de bois qui revient à chacun des bénéficiaires. Le chauffage de la classe et de l’appartement de fonction se faisait exclusivement au bois.
[47] Lucien Cault jeune agriculteur, très apprécié dans le village, avait vocation à appliquer les directives de sa fédération que l’éditorial de la publication citée met en évidence : « A son programme de 1958 la FNSEA a inscrit un chapitre sur « la vulgarisation » en parallèle avec l’Education nationale ». Seront mis en place des maîtres itinérants agricoles, instituteurs volontaires pour assurer les contacts avec les agriculteurs.
 Mon ami Claude Barberousse était l’un de ceux-ci. Dans le Morvan, Clerc, promènera de ferme en ferme sa compétence en différents domaines, en particulier dans celui des ruches et des abeilles.
L’éditorialiste de l’hebdomadaire L’agriculture de la Nièvre conclut « Le terrain à travailler est celui de l’esprit. Les cercles de jeunes agriculteurs partout en France et en Nivernais accomplissent un travail dont on ne félicitera jamais assez leurs animateurs ». Les éleveurs du Charolais par leur réalisme apportent cependant des nuances à cette utopie marquée par l’agriculture familiale traditionnelle.
[48] Ainsi nous obtiendrons en couple une mutation pour Cosne-sur-Loire en 1960.
[49] En Morvan, conditions de vie sont plus dures. Daniel Depresle témoigne dans la lettre du 22 septembre 2003 qu’il m’a fait parvenir (A.D. 74 J) « Les enfants de l’Assistance publique de Paris et de la Nièvre représentent de 70 à 80% de l’effectif de nombreuses écoles de hameau ainsi la commune de Villapourçon compte en plus de l’école du bourg trois écoles dans trois hameaux : Sanglier, le Puits, Fragny. Les enfants de l’Assistance publique sont une source de revenus pour les nourrices (on avait 4 vaches, 3 chèvres… et 2 enfants de l’assistance). Aucun service de ramassage compte tenu de l’éloignement de l’école un élève pouvait faire à pied chaque jour entre 4 à 8 ou 10 kilomètres pour se rendre et revenir de l’école. L’hiver l’instituteur libérait les plus éloignés à 16 heures avec bien sûr l’autorisation de l’Inspecteur départemental de l’Education nationale. Le chauffage était assuré par un poêle à bois allumé souvent par l’instituteur ou un élève : un long tuyau parcourait la classe. L’instituteur habitait un logement de fonction pas chauffé souvent inconfortable, il cultivait son jardin et organisait la kermesse dont le bénéfice permettait l’organisation d’un voyage scolaire».
[50] Guy Mollet perdit à nos yeux toute crédibilité par cette démarche.
[51] Le canton compte 12 communes : Courcelles, La Chapelle St André, Corvol l’Orgueilleux, Cuncy-les-Varzy, Varzy, Villiers-le-Sec, St Pierre du Mont, Oudan, Parigny-la -Rose, Marcy, Menou, Entrains-sur-Nohain. Sur 12 communes, 10 ont leur école, à une seule ou plusieurs classes, où exercent au total 30 instituteurs ou institutrices. Ils sont tous syndiqués au SNI. Ils élisent à bulletin secret, lors d’une réunion syndicale au canton, leur secrétaire cantonal. Celui-ci assure auprès d’eux la coordination avec le conseil syndical départemental élu tous les trois ans par vote individuel par correspondance à partir de candidats groupés sur des listes particulières en fonction du courant syndical auxquels ils appartiennent.
[52] Sous-préfecture de la Nièvre d’une dizaine de milliers d’habitants à 50 kilomètres au Nord.
[53] C’est la Loire de Maurice Genevoix qu’il évoque ainsi « maîtresse de toutes les heures qui passent, miroirs des clairs de lune et des nuits pleines d’étoiles, des brumes roses des matins d’avril, des nuages fins qui raient les couchants de septembre des longues flèches dardées à travers les nuages de l’été ». (La Loire et son miroir n°11 de la revue Grand Reportage -1984).
[54] Le directeur du cours complémentaire Pierre Robillot est secrétaire départemental du SNC.
[55] Les deux options sont : soit une organisation unique groupant les enseignants de la classe maternelle à la classe 3e comme le SNI la revendique ; soit une organisation indépendante groupant les enseignants du cours complémentaire de la classe de 6e à la classe de 3e comme le veut le SNC.
[56] « Dans mon enfance charentaise, j’habitais une maison à trois kilomètres du premier hameau. Elle était assise sur le rebord d’une vallée. Le toit des granges touchait le sol, au bas coulait une rivière. La vigne, le blé, le bois, le pré et l’eau nous fournissaient le nécessaire. On pêchait l’anguille. On pressait l’huile de noix. On buvait le lait de nos vaches. A la jointure de juillet, on passait de l’odeur des foins à celle des moissons. On respirait la sueur et la poussière des battaisons. Le soir, on abaissait la lampe pour allumer le manchon à gaz. Le poêle à bois ronflait dès octobre. La vie quotidienne passait par les chemins détrempés de novembre, la terre coupante de février, les jambes molles du printemps. De la fenêtre du grenier, je pouvais faire le tour de la terre, nord chevelu d’orme et de chêne, est pierreux, ouest de Toscane, sud en profil perdu sur fonds verts et bleus. Une carrière tachait d’ocre la blancheur du calcaire. Pas de cheminée plus haute que de raison, pas de tourbillons poisseux de fumée noire. Quand la forêt brûlait en offrande au soleil, le tragique restait pur.
A cette époque on mourait chez soi, quand ce n’était pas à la guerre. Le médecin venait au pas de son cheval. Le curé, plus jeune, montait à bicyclette, de femme évidemment à cause de la soutane. Pour donner à la mort sa dimension métaphysique, il fallait se forcer un peu. J’ai lu, plus tard, des conseils d’hygiène destinés aux paysans pour qu’ils évitent le voisinage du fumier. Nous, on était habitués. Je trouvais même qu’il sentait bon. Faites l’expérience au grand air.
L’horrible puanteur, la vraie, montait du corps pourri des bêtes. N’y touchaient pas les corbeaux dont j’écoutais le concert rauque. Les viscères n’aiment pas le cousinage de la charogne. Dans la parfaite inimitié des contraires qui se ressemblent, la vie, la mort s’organisaient.
On épousait, sans y penser, le rythme des saisons et la courbe des jours. Les animaux, les arbres, les champs portaient un nom. J’ânonnais celui des étoiles. Je savais de naissance que vivaient sur la terre des chevaux, des abeilles, des roses. J’appris de surcroît qu’existaient les perches arc-en-ciel, les poules d’eau et les grands ducs ». (François Mitterrand Ici et Maintenant éd. Fayard, 1980, pages 183-184).
[57] J’ai trouvé la meilleure expression de l’évocation du combat à mener dans un discours prononcé le 8 avril 1974 à la Mutualité à Paris « Hier, j’étais dans ma petite ville de Château-Chinon, ma circonscription de la Nièvre, et je revenais, par une admirable journée, avec cette lumière un peu grise du début de printemps, sur la route qui va de Château-Chinon à Paris. Mais nous avons fait le détour par Vézelay, et nous sommes restés là, deux, trois heures, à regarder, à respirer, à nous émerveiller. Comment n’aurais-je pas été porté par l’émotion, sachant ce que je savais de l’accueil qui me serait fait ici même ? Je pensais à la France, notre mère, à son corps visible, le corps visible de notre terre. D’où que vous soyez vous savez bien ce que cela représente : ville ou village, fleuve ou colline. Et je pensais à l’histoire d’un peuple écrite par ses vivants et nourrie de ses morts, cette immense continuité. Je me disais : voilà, c’est à nous maintenant de préserver et de transmettre. Mais je pensais aussi, au-delà de la poésie des mots, qu’il était une autre histoire, plus profonde, faite de sang, de peine et de travail, celle qu’on n’a pas écrite, celle des travailleurs, celle du socialisme international, celle de tous ceux qui n’ont même pas eu le temps d’espérer avant de mourir ; et c’est cette histoire dont il faut maintenant reprendre le fil, pour la raconter à notre tour ».