jeudi 7 mai 2015


La correspondance buissonnière de Battut à François Mitterrand (1981 – 1995)
NOTE DE LECTURE
Cette correspondance buissonnière, qui s’étend irrégulièrement de 1981 à 1995, est constituée, pour l’essentiel par les lettres adressées par Jean Battut à François Mitterrand sur des sujets touchant aux questions éducatives (entendez par là, essentiellement, la question laïque et le syndicalisme enseignant) ainsi qu’à la vie du Parti socialiste.
Par la forme retenue, cette dernière livraison de Jean Battut présente des analogies avec la précédente . C’est une présentation en trois éléments : contexte, corps de la lettre, analyse. Le corps de la lettre est la reprise du document d’origine ; le contexte et l’analyse, condensés comme dans l’ouvrage précédent, ont été rédigés à l’occasion de la publication.
Si les analyses prêtent à discussion et si quelques erreurs factuelles peuvent être relevées, l’intérêt de ce livre est de présenter un « matériau brut » : des correspondances librement adressées par un Nivernais fidèle, au sens le plus profond du terme, à un François Mitterrand qui a, jusqu’au bout, manifesté son intérêt à leur égard.
Luc BENTZ (6 mai 2015)
Cette note a été publiée sur le site du Centre Henri-Aigueperse / UNSA Éducation : http://cha.unsa-education.com (accès direct : http://bit.ly/1br5XPY).
Jean BATTUT, Éducation et socialisme à l’épreuve du pouvoir (1981-1985) :
correspondance buissonnière de Jean Battut et François Mitterrand, 225 pages, L’Harmattan, Paris, 2015 – ISBN 978-2-343-05689-0 —24 € (il existe aussi une version e-book : http://bit.ly/1I7heDw.
 
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La correspondance buissonnière de Jean Battut avec François Mitterrand (1981-1995)
On aurait cependant tort de croire que l’ouvrage que vient de publier Jean Battut est une simple continuation du précédent : celui-ci couvrait la période 1975-1979 (année de l’entrée de Jean Battut au Bureau na- tional du SNI-PEGC) ; celui-là couvrant la plus vaste période allant de 1981 à 1995. Quand le syndicalisme enseignant rencontre le socialisme reprenait les notes hebdomadaires adressées à François Mitterrand, leader de l’opposition, par Jean Battut, co-fondateur d’École et socialisme et militant majoritaire (tendance UID) du SNI-PEGC et de la FEN1. La «correspondance buissonnière» qu’il livre aujourd’hui est une série de lettres2 (souvent au format «notes», mais pas toujours) librement rédigées par Jean Battut à François Mitterrand, président de la République, à quelques exceptions près et en fonction de l’évolution du parcours personnel de l’auteur.
De fait, cet ouvrage apparaît comme un double point d’orgue ou plutôt un double achèvement. En premier lieu, il parachève la somme de ses deux ouvrages précédents consacrés à la thématique éducative3 et aux relations entre la gauche politique (singulièrement le Parti socialiste) et la Fédération de l’Éducation nationale (FEN) dans le contexte de l’époque. En second lieu, il renvoie à la toute première publication de Jean Battut sur François Mitterrand le Nivernais4, qui évoque la période 1946-1971 avec un saut de plus de dix ans.
On ne peut comprendre l’ouvrage si l’on ne me- sure, comme l’auteur le rappelle dans la préface, l’ancienneté et la solidité de ses relations avec François Mitterrand5. Elles remontent à 1964 quand François Mitterrand, tout juste élu président du conseil général de la Nièvre et Jean Battut, secrétaire départemental du Syndicat national des instituteurs depuis 1963, mènent un combat commun pour la défense de l’École. Son mandat syndical achevé en 1969, Jean Battut s’engage en politique, aux côtés de François Mitterrand (mais pas à la Convention des institutions républicaines), François Mitterrand auquel le lie un attachement caractérisé par une fidélité inébranlable, adamantine même. Cet ouvrage, plus encore que les précédents, en est le témoignage en même temps qu’il lui donne tout son sens.
De fait, la référence constante de Jean Battut reste le Parti socialiste d’Épinay construit, à la différence du Nouveau Parti socialiste de 1969, « avec François Mitterrand ». Cette analyse se retrouve dans ses critiques sur « la vieille SFIO », mais aussi Alain Savary, Premier secrétaire du Nouveau Parti socialiste de 1969, pourtant ancien co-fondateur du Parti socialiste autonome de 1958 dont la naissance s’inscrit dans le double refus de la guerre d’Algérie et du ralliement de la SFIO de Guy Mollet à de Gaulle en 1958.
Pour Jean Battut, là n’est pas la question, quand bien même il a évoqué ailleurs cette génération de militants du SNI des années soixante, traumatisée par le souvenir d’avoir eu vingt ans dans les Aurès. Toute contestation politique de François Mitterrand heurte Jean Battut : Michel Rocard et les rocardiens auront donc leur part de jugements négatifs mais également les sabras Lionel Jospin et Laurent Fabius quand l’ex-courant « Mitterrand » se déchire lors du congrès de Rennes du PS en 1990. Dans ce moment, Jean Battut se tourne, non sans lucidité, vers Louis Mermaz dont le petit courant de pensée se ré- clame d’abord de la fidélité à François Mitterrand.

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Jean Battut s’exprime donc en acteur impliqué, évoquant, avec son prisme militant, la vie du Parti socialiste mais aussi les questions du monde de l’éducation. Il a assumé des responsabilités au sein de la délégation Éducation du Parti socialiste dans les années soixante-dix et quatre vingt6, avec une interruption lorsqu’il devient membre du Secrétariat national du SNI-PEGC de 1979 à juillet 1981. Les lecteurs de ses ouvrages précédents7 savent son désaccord majeur avec la démarche laïque finalement actée, contre son avis, au congrès de Toulouse du SNI-PEGC en juillet 1981, alors qu’il préconisait une approche progressive dont la première mesure aurait été l’abrogation de la loi Guermeur. Ce positionne- ment revient ici comme un fil rouge. C’est cette même question laïque, et le retour sur la période 1981-1984, que se déroulera d’ailleurs son ultime entretien personnel avec François Mitterrand en février 1994. Nous y reviendrons.
La grille de lecture de Jean Battut, en termes de sensibilités socialistes, reste la même : François Mitterrand d’un côté, le reste de l’autre (la vieille SFIO, les rocardiens, mais aussi ceux qui, issus du courant mitterrandiste, sont tentés de s’affranchir de la fidélité au leader historique). Si l’appli- cation de la grille à tel ou tel individu change, c’est parce que varient son positionnement ou la perception qu’en a Jean Battut dans un contexte donné.
De cette grille, Jean Battut use aussi dans la présentation qu’il fait des responsables nationaux
du Syndicat national des instituteurs et de la FEN en fonction de leur histoire militante personnelle. Il cible plus particulièrement les anciens de la SFIO comme Michel Bouchareissas, héritier de Pierre Desvalois et élevé, comme lui, dans la très socialiste Haute-Vienne8. Il est douteux pourtant que cette grille de lecture soit à ce point signi- fiante. L’attachement à l’indépendance syndicale, ce qu’ont été les engagements du SNI au moment de la guerre d’Algérie9, l’opposition glo- bale du SNI et de la FEN à la Ve République devraient pourtant conduire à nuancer les choses10. De surcroît, les relations interpersonnelles pouvaient être plus complexes, sans parler de la mé- fiance partagée des responsables du SNI et de la FEN vis-à-vis du courant communiste. À cela, il faut ajouter une opposition de conceptions, puis de projets entre le SNI-PEGC et le SNES, notam- ment la question-clé du collège, de sa nature et de son rôle : à partir de 1967, la polarisation des courants de pensée de la FEN (UID majoritaire au SNI et dans la FEN, U&A majoritaire au SNES) a exacerbé le désaccord.
En matière éducative, la correspondance adres- sée par Jean Battut à François Mitterrand évoque, outre la question laïque, les problèmes de « vie syndicale ». Encore faut-il sans doute ef- fectuer un distinguo selon les périodes.
Lorsque Jean Battut évoque la succession de Guy Georges au secrétariat général du SNI-PEGC11, il n’a quitté que depuis peu de temps une direction au sein de laquelle il a conservé suffisamment de
Jean Battut, acteur impliqué

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contacts pour pouvoir établir avec exactitude la liste des secrétaires nationaux soutenant l’un des deux candidats à la candidature. Le secrétaire général sortant et six secrétaires nationaux sou- tiennent la candidature d’Alain Chauvet, directeur de l’École libératrice ; six autres secrétaires nationaux sont favorables à la candidature de Michel Bouchareissas que présente Jean-Claude Barbarant. Le débat n’avait pas été tranché (hé- las !) avant le Bureau national du SNI-PEGC. Après une opportune suspension de séance évi- tant que le courant Unité-Action ne joue les arbitres, Jean-Claude Barbarant, retenu dans la majorité comme « troisième homme », est élu
secrétaire général. En déduire, comme le fait Jean Battut dans l’« analyse » (lettre n° 4 du 23 septembre 1984, p. 32) que « ce changement préfigure la transformation du syndicalisme en- seignant qui va conduire à l’éclatement de la FEN » est cependant tout à fait infondé.
Plus on avance dans le temps, d’ailleurs, et plus les remarques de Jean Battut sur la vie syndicale sont celles d’un observateur extérieur, un observateur éclairé12, mais néanmoins un observateur extérieur qui n’a plus de lien direct avec un appareil syndical qui a sensiblement évolué du fait des renouvellements militants.
Les raccourcis — qui tiennent sans doute à la forme mais aussi à l’objet premier qu’est la correspondance en soi — conduisent parfois à des formulations contestables, de la même manière qu’on peut discuter certaines analyses : mais souligner les limites du livre de Jean Battut nous permettra de mieux préciser ce qui, à nos yeux, fait son intérêt.
La lettre n° 25 du 25 octobre 1992 (p. 106-110) évoque les contacts entre la direction de la FEN et le Parti socialiste avant l’élection présidentielle de 1988. Après une période de gestion traumatisante par une droite revancharde13, la majorité de la FEN voulait se placer dans la perspective d’une alternance permettant de concrétiser concomitamment, sans perdre de temps en dé- but de législature, la transformation de l’École (le « travailler autrement » du projet fédéral de la
Rochelle de 1988) et la revalorisation des métiers de l’éducation.
Jean Battut évoque bien le fait que Lionel Jospin, alors Premier secrétaire du PS, avait renvoyé la FEN vers Laurent Fabius, son rival de Rennes, alors secrétaire national « Éducation » du Parti socialiste, mais qu’il n’avait pas été (ou ne s’était pas tenu) informé de l’avancement des travaux que, de bonne foi, menait la FEN : pourquoi donc Jean Battut, dans l’« analyse » qui suit, évoque-t- il « les conséquences d’une intrusion maladroite de la FEN auprès de Laurent Fabius, secrétaire national à l’Éducation, sans en référer à Lionel Jospin » qui avait été le premier saisi par la fédé- ration syndicale ?14 Peut-être, d’ailleurs, s’agit-il davantage d’une pique pour Laurent Fabius, vis- à-vis duquel Jean Battut se montre plus critique que de Lionel Jospin.
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Quelques raccourcis trop rapides
 
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On regrettera surtout que cette même lettre n° 25 contienne hélas ! une formulation désobligeante et injustifiée visant Jacques Pommatau (secrétaire général de la FEN de 1981 à 1987 qui avait accepté de présider « le congrès d’exclu- sion » de Créteil par devoir militant15.
La lettre n° 45 du 7 mars 1994 (p. 172-175) évoque le congrès de la FEN de février 1994 qui a connu des remous (les suites de la scission et les mauvais résultats dans le second degré aux élections professionnelles de décembre 1993), malgré le succès de la mobilisation laïque du 16 janvier. Il évoque la non-élection au Bureau national de Martine Le Gal (dont le nom est mal orthographié) et de Jean-Claude Tricoche (étonnamment confondu avec Yves Ripoche, qui avait quitté la direction fédérale peu avant l’éviction de Yannick Simbron)16... et qui n’a jamais été secrétaire général du SNETAA comme l’auteur le laisse entendre.
Erreur encore (« par reconstruction rétrospective ») quand Jean Battut évoquait antérieure- ment (lettre n° 13 du 9 juillet 1991, p. 69 et sui- vantes) le remplacement au secrétariat général de la FEN de Yannick Simbron, contraint à la dé- mission, par Guy Le Néouannic17.
Dans l’analyse (p. 71), Jean Battut affirme que c’est « ce même militant [Yannick Simbron] qui a mis le pied à l’étrier à Guy Le Néouannic, issu de ce même département et qui travaille à l’élimina- tion de son camarade ». La lettre d’origine, évoquait le changement de manière plutôt positive. Il faut préciser que Yannick Simbron et Guy Le Néouannic n’ont en fait jamais « coexisté » avant que Yannick Simbron ne devienne secrétaire gé- néraldelaFENen1984:ilyavaitdixansqueGuy Le Néouannic, sollicité par Maurice Piques, responsable majoritaire du SNI, avait rejoint l’équipe mise en place pour la rentrée 1975 par
André Henry après sa propre élection (décembre 1974). Il y avait notamment, après les débuts de sa carrière professionnelle comme enseignant coopérant dans l’Algérie de l’indépendance, pris en charge le secteur « Coopération ». Quand Guy Le Néouannic était rentré en Loire-Atlantique, Yannick Simbron n’y était plus (il avait déjà re- joint le secrétariat permanent du SNI). Les témoignages concordent sur le fait que Guy Le Néouannic n’était pas candidat spontanément mais qu’il a été sollicité, notamment par Jean- Claude Barbarant et Martine Le Gal.
On peut ajouter aussi (lettre n° 48 du 26 avril 1994, p. 186), cette analyse rétrospective où l’auteur affirme que, en glissant vers la FEN, Jean-Claude Barbarant — qui vient de laisser le secrétariat général du Syndicat des Enseignants (aujourd’hui SE-UNSA) à Hervé Baro — « se place en position de remplacement de l’actuel secré- taire général de la FEN, Guy Le Néouannic, à l’issue de son mandat ».
Pour avoir vécu, de près et de l’intérieur, cette transition, nous pouvons témoigner que Jean- Claude Barbarant avait considéré comme indispensable un changement à la tête du syndicat. Comme cela avait été prévu de longue date, Guy Le Néouannic fut remplacé en 1997 par son secrétaire général adjoint, Jean-Paul Roux, à l’expertise reconnue sur les questions de Fonction publique.
En revanche, on ne doit pas être surpris, surtout avec un terme fixé à 1995, d’une seule et brève référence à la création de l’UNSA, encore balbutiante jusqu’en 1998, dans l’« analyse » (contemporaine) qui suit la lettre n° 26 du 6 décembre 1992 (p.111-113) : l’ouvrage de Jean Battut est un regard sur des échanges passés, pas une mise en perspective des évolutions.

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Les analyses critiques que formule Jean Battut sur la scission de la FEN s’expriment au travers d’un prisme antérieur, et notamment l’influence du Parti communiste sur la tendance Unité-Action (et plus tard, pense-t-il, la FSU). Or elle correspond de moins en moins aux réalités du mo- ment18. Même si le fond culturel reste le même (hormis le soutien aux pays « socialistes », Cuba excepté), le lien politique est souvent rompu, et de façon croissante, même, l’appartenance partidaire.
L’effondrement du bloc soviétique n’a pourtant pas changé la donne comme l’avait pensé Yannick Simbron. Les fractures sur la démarche syn- dicale comme sur les projets éducatifs (notamment le choix « continuité école/collège » ou maintien de l’ensemble du « grand second de- gré ») ont d’ailleurs pris une dimension accrue alors même que le débat ne portait plus sur la rivalité catégorielle dans les collèges : PEGC (ou des maîtres de l’école fondamentale) / certifiés.
Il est vrai que la perception externe de l’affaiblissement de l’appartenance communiste dans Unité et Action a été d’autant plus tardive que les pratiques et positions de tendance, elles, n’avaient pas changé. Lorsque le courant Unité et Action avait conquis le SNES en 196719 , le sys- tème éducatif ne fonctionnait plus tout à fait par « ordres » comme dix ans avant (l’enseignement primaire avec ses cours complémentaires d’un côté, le lycée de la 6e à la terminale de l’autre).
Cependant, les filières restaient bien délimitées. Dans le modèle CES (collèges d’enseignement secondaire) de 1963 encore, chaque filière de col- lège avait son corps de référence : agrégés/certifiés en voie I ; maîtres de cours complémentaires (PEGC) en voie II ; instituteurs spécialisés en voie III (« transition »). Après le collège Haby (qui avait fédéré toutes les oppositions... mais pas forcément pour les mêmes raisons), le retour au statu quo ante n’était plus possible.
En aval de la 6e, hormis la distillation fractionnée vers les formations de niveau V (CAP puis BEP), le SNES restait viscéralement attaché à la maîtrise et à l’unicité (de principe) du bloc « collège-lycée ». On sait comment, lors de la création du baccalauréat professionnel en 1985 par la loi Car- raz, il n’avait pas eu de mots assez durs contre ce bac Canada Dry20.
On peut en revanche s’étonner que l’auteur n’ait pas relevé le développement des contestations syndicales « externes à la FEN » : après le SGEN- CFDT, qui s’était développé après mai 1968, Force ouvrière avait réussi une percée remarquée en 1984 grâce au renfort du courant lambertiste Front unique ouvrier.
Dans la même période, l’accroissement parallèle des pratiques fractionnelles (la « FEN bis ») rendait inéluctable, de notre point de vue, parce que le « double front » n’était plus tenable, l’éclate- ment de cette illusion qu’était devenu le pacte unitaire de 194821.
battre...
À propos de la scission de la FEN

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De tout cela faut-il faire le reproche à Jean Bat- tut ? Oui, du moins pour certaines erreurs factuelles parfois regrettables, que nous avons relevées et qu’une vérification plus approfondie au- rait permis de corriger. Non, si l’on tient compte de la nature de l’exercice de style : commenter les lettres envoyées à François Mitterrand et pour lesquelles les réponses directes sont quasi systématiques, avec un mot aimable et même attentif, y compris dans les toutes dernières an- nées d’exercice d’un mandat présidentiel assumé par François Mitterrand malgré une ter- rible lutte contre le mal qui devait l’emporter en janvier 1996.
La réponse est également non si l’on mesure que Jean Battut assume sa subjectivité, ses jugements et donc « son » point de vue au sens litté- ral du terme. Pour reprendre une expression mitterrandienne, Jean Battut nous livre sa part de vérité, avec la perception qui est la sienne et qui, selon les cas et les individus, est une perception partagée ou discutée. Dans le moment même où l’acteur social s’exprime, il porte avec lui ce qui est en même temps un fardeau et un étai nécessaires : son passé, son histoire, ses expériences, ses représentations et l’approche du monde qui en découlent. Ce ne sont ni ceux des générations précédentes ni celles des générations suivantes. Dans le cas de Jean Battut, ce sont des notations immédiates, rapides visant à donner un éclairage utile au Président, pas des travaux prospectifs ou universitaires : toujours l’exercice de style avec sa libre contrainte, mais sa contrainte assumée.
Il faut rappeler que, en matière éducative, les deux grandes préoccupations militantes de Jean Battut, dans les cadres politique et syndical qui ont été les siens — et qui comme tels ont encadré ses activités — ont été la question scolaire (laïque) et ce qu’on nomme aujourd’hui le socle commun de connaissances, de compétences et de culture22. C’est un travail sur la distance, pas un travail distancié (et donc nécessairement lissé ce qui en aurait affaibli, somme toute, l’intérêt).
Ce qui fait l’intérêt de ce livre, nous semble-t-il, réside dans le fait qu’il n’est pas, au fond, un livre historique mais un matériau pour l’histoire offert « brut de décoffrage » au lecteur. Ce matériau est dépendant du parcours, de l’itinéraire de Jean Battut pendant la période, et donc de ses diverses activités et responsabilités : la délégation « éducation » du PS après 1981 et sa démis- sion du Secrétariat national du SNI-PEGC, l’ANCV entre 1982 et 1986, avant une démission pour ne pas servir le gouvernement d’alternance ; le CCOMCEN auprès de son président, Guy Georges, ancien secrétaire général du SNI-PEGC ; ses deux mandats comme membre de la section des problèmes économiques et de la conjoncture du Conseil économique et social23.
S’y ajoute le Parti socialiste évidemment, mais notamment dans ce Nivernais que connaissait si bien un François Mitterrand qui devait apprécier des notations militantes sans autre ambition que d’informer d’une perception24, d’un état d’esprit avec ces références au terroir, mais aussi au terroir militant, que devait apprécier le destinataire et que Jean Battut sait jauger, y compris quand surgissent des oppositions internes (comme entre Eugène Teisseire et Pierre Bérégovoy).
De 1982 à 1986, les lettres furent rares Jean Bat- tut s’en explique : compte tenu de son activité de délégué général de l’ANCV25., il était en contact
Jean Battut et « sa part de vérité »
 
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à l’Élysée avec Paul Legatte, ancien collaborateur de Pierre Mendès-France, futur membre du Conseil constitutionnel puis médiateur de la République avec lequel il nous une amitié réelle. Mis à part la réception en 1986 par Jean Battut, après une lourde intervention chirurgicale, d’une carte amicale de François Mitterrand, il n’y a pas d’échanges entre la lettre n° 7 (envoi d’une note cosignée par le député Didier Chouat sur la problématique laïque, fin avril 1984 : voir p. 38 et suivantes) et la lettre n° 9 du 30 mars 1990 (p. 57 et suivantes) qui évoque le congrès de Rennes du PS auquel Jean Battut a participé.
Le rythme reprend régulièrement ensuite, tou- jours non moins régulièrement ponctué de correspondances du chef de l’État. On notera que les rencontres directes (un repas en 1984 ; une audience le 17 février 1994) sont l’occasion pour François Mitterrand d’évoquer la question laïque avec Jean Battut.
L’audience de février 1994 fait suite à la transmission à François Mitterrand (que Jean Battut à imposée à ses corédacteurs) du manuscrit de 1984 : la guerre scolaire a bien eu lieu dont Jean Battut est l’un des rédacteurs avec Christian Join- Lambert et Edmond Vandermeersch26.
De cette audience, Jean Battut fait un compte rendu précis (p. 165-169). Et il ne cache pas en- suite sa surprise, ayant envoyé au Président l’ou- vrage imprimé en novembre 1995 « par fidélité à nos combats communs » alors même qu’il le sait très fatigué, de recevoir un mot en retour « signé avec fermeté » de celui qui, quelques mois après avoir achevé son second septennat, s’apprêtait à l’ultime défaite que connaît toute existence.
Peu importe que cette correspondance soit asy- métrique : Jean Battut et François Mitterrand ne se situent pas sur le même plan... et n’ont pas les mêmes contraintes en matière d’action publique, mais la continuité du lien est incontestable.
Nul ne sait quelles analyses le président de la Ré- publique aura effectivement tirées des lettres que lui a adressées jean Battut : seul François Mitterrand a pu le dire. Il est cependant évident qu’il n’a pas découragé les correspondances régulières de Jean Battut comme le prouvent ses réponses régulières et, au cours du premier septennat, les échanges réguliers via Paul Legatte. De surcroît, les responsabilités mêmes qui lui ont été confiées (à l’ANCV, au CES pour deux mandats consécutifs) montrent que le Château ne le considérait pas avec indifférence. Comment expliquer autrement la rencontre de février 1994 quand on connaît la complexité des affaires publiques, y compris à l’échelle internationale, et l’état de santé de François Mitterrand à la fin de son mandat ?
Sur les faits et leur analyse (leurs analyses, sans doute), les réflexions se sont déjà amorcées, se construisent et se développeront avec, redisons- le, cette nécessité d’objectivation, de la distance et du recul qu’elle implique.
Il faut donc lire cette correspondance buissonnière non pas avec prudence, mais avec raison, la prendre pour ce qu’elle est : un matériau pour l’histoire, un témoignage aussi de ce que peut être une de ces absolues fidélités que François Mitterrand pouvait susciter et dont la genèse n’a peut-être pas livré toutes ses clés... mais ceci est une autre histoire. 

1 Les préfaces d’André Henry et Guy Georges, dans Quand le syndicalisme..., sont claires : Jean Battut, s’il transmettait ces notes aux secrétaires généraux du SNI- PEGC et de la FEN, en assumait librement la rédaction.
2 Précisons que toutes les lettres et cartes, adressées comme reçues par Jean Battut, sont numérotées.
3 Quand le syndicalisme enseignant rencontre le socialisme... (2013), déjà évoqué ; Changer l’école pour changer la vie, 1971-1981 (L’Harmattan, 2012), consacré aux
débats éducatifs dans la gauche politique et syndicale mais aussi au développement de la revue École et Socialisme au sein de laquelle Jean Battut joua un rôle majeur.
4 François Mitterrand, le Nivernais. 1946-1971. La con- quête d’un fief, L’Harmattan, 2011.
5 Voir le témoignage de Jean Battut : Les instituteurs, le S.N.I. et François Mitterrand dans la Nièvre de 1958 à 1973 (accessible sur le site de l’Institut François-Mitter- rand : http://bit.ly/1ICJm0o).
6 Notamment comme animateur d’École et socialisme de 1973 à 1979.
7 Voir notamment Changer l’École pour changer la vie..., L’Harmattan, 2012
8 Ancien responsable de l’emblématique section de la Haute-Vienne du SNI, celle d’Henri Aigueperse, secré- taire général du syndicat à la Libération, Pierre Desvalois fut secrétaire général du Syndicat national des instituteurs de 1962 à 1967. Ayant pris sa retraite administra- tive et syndicale, il prit la direction de l’Union des cercles Jean-Jaurès, structure liée au Parti socialiste SFIO.
9 On sait qu’il a soutenu la revendication, portée par Messali Hadj et le MTLD, de la « table ronde ».
10 Alors que la SFIO participait au gouvernement mis en place en 1958 par le général de Gaulle, dernier président du Conseil de la IVe République, puis au gouvernement Debré, c’est Clément Durand, responsable laïque « historique » du SNI, lui-même engagé à la SFIO, qui présenta à la Commission administrative de la FEN le projet de grève du 30 mai 1958 dont elle prit l’initiative. Le numéro de juin de l’Enseignement public (mensuel de la FEN) reprend très largement les fermes déclarations d’un parlementaire opposé à la prise de pouvoir de de Gaullle... un certain François Mitterrand.
11 Lettre n° 4 du 23 septembre 1983 (p. 30-34).
12 De 1986 à 1988, Jean Battut est conseiller de Guy Georges, ancien secrétaire général du SNI-PEGC, alors président de l’association Solidarité laïque et président du CCOMCEN (Comité de coordination des œuvres mutualistes, coopératives et des associations de l’Éducation nationale). Le CCOMCEN, créé en 1971 par Denis Fores- tier, ancien secrétaire général du SNI et président de la MGEN, regroupe alors les grandes associations, coopé- ratives et mutuelles du monde enseignant. Le SNI-PEGC et la FEN en font partie en raison de leur rôle historique dans la création et l’animation des « Œuvres ».
13 René Monory, ministre de l’éducation du gouverne- ment de cohabitation dirigé par Jacques Chirac, et ces deux décisions symboliques que furent l’arrêt du recru- tement des professeurs d’enseignement général de col- lège (PEGC) et le statut provocateur de « maître directeur ».
14 Jean Battut s’appuie sur la biographie de Barbarant publiée dans Wikipédia (http://bit.ly/1JJBQSF) mais qui n’évoque que les faits et, d’abord, le refus de Lionel Jos- pin de s’engager sur autre chose que la revalorisation de la fonction enseignante en laissant de côté la transformation en profondeur du système éducatif. Il attribue cette notice au Centre Henri-Aigueperse/UNSA Éducation : l’erreur s’explique peut-être par le suivi d’un lien de renvoi depuis le site du CHA/UNSA Éducation
15 Voir Au temps de la force tranquille... La Fédération de l’Éducation nationale et la gauche au pouvoir, entretiens avec André Henry et Guy Putfin, éd. l’OURS, Paris, 2011, page 127.
16 Dans cette lettre, c’est à tort que Jean Battut mentionne que les secrétaires généraux de la FEN « ont été issus autrefois du SNI » en ne commençant la liste que
par James Marangé, élu en 1966. Ses deux prédécesseurs étaient Adrien Lavergne (1945-1956) du Syndicat des collèges modernes, fusionné avec le SNES en 1949) et

Georges Lauré (1956-1966), du SNET (enseignement technique long) qui fusionnera avec le SNES en 1966).
17 S’ajoute, dans cette lettre, une altération du nom de Jean-Yves Cerfontaine (responsable éducatif de la FEN) en Jean-Yves Clairfontaine
18 « On se sépare chez les enseignants, alors que la gauche est en difficulté, et on livre au PCF la moitié du potentiel. On peut compter sur la pugnacité des militants communistes enseignants » (lettre n° 32 du 14 avril 1993, p. 128-130). La partie « analyse » (contemporaine) corrige le propos en indiquant que « Cependant, le PCF en difficulté ne joue pas le même rôle qu’il jouait autre- fois au sein du courant Unité et Action ». Alors que les responsables Unité et Action sont nombreux à quitter le PCF au fil du temps, l’appartenance de tendance et la culture commune qu’elle porte reste un ciment idéologique malgré les différences, encore sensibles dans la FSU, entre militants issus du premier ou du second de- gré.
19 Et non en 1969, comme l’écrit Jean Battut dans la lettre n° 19 du 2 juin 1992, p. 90.
20 Parenthèse langagière : par un apparent paradoxe, les organisations qui se piquent le plus d’anti-impérialisme (américain) font usage d’expressions ou de marques à la consonance anglo-américaine : d’où le succès contemporain du low cost. Parenthèse sur le fond : la création du bac pr, n’est pas abordée dans les lettres.
21 Le commentateur considère qu’il n’y a pas d’explication unique ou univoque : on ne peut réduire la scission aux seules questions « d’appareil ». Question à dé-
22 Dans la rédaction actuelle de l’article L122-1-1 du Code de l’éducation après le vote de la loi Peillon du 8 juillet 2013 : http://bit.ly/1EOaBDr.
23 CES, aujourd’hui CESE (Conseil économique, social et environnemental).
24 Nombre de figures locales sont évoquées, dont Pierre Bérégovoy, maire de Nevers.

25 On rappellera, ici, que la création du chèque-vacances doit beaucoup au ministre du Temps libre d’alors : André Henry, ancien secrétaire général de la FEN. Voir André Henry, Le ministre qui voulait changer la vie (éd. Corsaire, 1996). Responsable de la commission Jeunesse- Culture de la FEN dans les années soixante (il était secrétaire national du SNI) André Henry avait déjà participé, avec les centrales ouvrières, à une réflexion sur le chèque-vacances qui n’avait pas débouché.